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Léa Villalba, Journaliste indépendante
Ici comme ailleurs, la censure littéraire n’est pas qu’une affaire du passé. Comment cette pratique liée de près à la liberté d’expression a-t-elle évolué et quelles sont ses manifestations aujourd’hui ?
Certains livres québécois ont eu la vie dure en début d’année 2024. Par exemple, la version anglophone de Tout nu !, ouvrage éducatif de Myriam Daguzan Bernier traitant de sexualité, a été brûlée au lance-flamme par une politicienne américaine. Également, toutes les œuvres d’Élise Gravel ont été retirées des tablettes de la Bibliothèque juive de Montréal. Comment expliquer ce retour à la répression de notre littérature ? Est-elle un écho à celle d’hier ?
C’est avec un autodafé que commence l’histoire de la censure au Québec, en 1625. En pleines prémices de la Nouvelle-France, l’Anticoton, texte anonyme attribué à César de Plaix, accuse les Jésuites d’être responsables de la mort d’Henri IV. Il est brûlé sur la place publique. « Pendant cette première période, de 1625 à 1840 environ, la censure n’est pas organisée. Elle se fait à la pièce, au cas par cas », explique Pierre Hébert, professeur émérite à l’Université de Sherbrooke et coauteur du Dictionnaire de la censure au Québec. Durant la période préimprimerie, dit-il, soit avant 1764, c’est principalement le théâtre qui est contrôlé.
À bas les « mauvais » livres!
Le point culminant a lieu en 1840, avec l’arrivée de Monseigneur Ignace Bourget. « À la tête du nouveau diocèse de Montréal, érigé en 1836, il a tous les pouvoirs pour devenir l’orchestrateur en chef de la censure et c’est exactement ce qu’il va faire », raconte le spécialiste. Le prélat vise à contrôler l’imprimé. À cette fin, il appuie par mandement en 1845 l’Œuvre des bons livres fondée par les prêtres sulpiciens l’année précédente, et favorise la multiplication des bibliothèques paroissiales.
Cette mainmise a, par ailleurs, pour effet de stimuler le développement des bibliothèques publiques dans la province. « L’histoire des bibliothèques est inséparable de celle de la censure », rappelle Pierre Hébert. À la fois bibliothèque et lieu de débat, l’Institut canadien de Montréal est justement créé en 1844. « Avec son instauration, on voit une volonté d’éclairer le peuple, de lui donner accès à une grande variété d’ouvrages, quitte à être en conflit constant avec le clergé », indique-t-il.
En 1876, quand Monseigneur Bourget quitte le diocèse, ses successeurs poursuivent sur sa lancée, et ce, jusqu’en 1920. « Le clergé commence alors à avoir du mal à contrôler les modes de communication littéraires ou culturels. De nouveaux acteurs sont apparus plus tôt dont La Patrie (1879) et La Presse (1884). Grâce à leur indépendance financière, ces médias prennent beaucoup d’importance au tournant du siècle. Apparaissent ensuite la radio et, surtout, le cinéma. Le théâtre se déploie aussi de plus en plus… La censure devient alors prescriptive », explique Pierre Hébert. Auparavant, les livres écrits par des religieux ou traitant de sujets religieux, étaient soumis à l’Index. Instauré par l’Église catholique à l’occasion du Concile de Trente, au milieu du 16e siècle, il ne sera abrogé qu’en 1966. Les publications mises à l’Index sont confinées dans des pièces fermées à clé appelées « L’Enfer » dans les écoles. Pour les consulter, il fallait jusqu’à une dispense de l’évêque.
La loi à la rescousse
Jusque dans les années 1940, de nombreux mouvements d’action catholiques tentent d’encadrer les écrits au Québec. Puis, avec le début de la Seconde Guerre mondiale, les choses se compliquent. C’est aussi l’apparition des comics, des bandes dessinées tout droit venues des États-Unis. « Selon les autorités religieuses, ces publications contaminent la jeunesse par les modèles de comportements déviants qui y sont représentés, raconte Pierre Hébert. Or, les comics sont créés dans une logique capitaliste, ils sont trop nombreux, et échappent complètement au pouvoir clérical. L’Église cherche alors un allié, qui sera le pouvoir judiciaire. La censure passe du goupillon au marteau, de la soutane à la toge ».
Des lois contre l’obscénité sont alors mises en place, appuyées par le clergé. Mais à ce stade, la production culturelle et littéraire est trop forte et le pouvoir religieux s’étiole. « Trois procès ont eu lieu pour obscénité dans les années 1960 », précise le spécialiste.
Professeure au Département de lettres et communication sociale à l’Université du Québec à Trois-Rivières, Mathilde Barraband explique que, dès lors, la censure littéraire est peu présente au Québec. « Les procès contre des écrivains sont devenus rares. Il y en a eu deux en plus de vingt ans, alors que par ailleurs la production littéraire a considérablement augmenté. Et ce n’est presque plus l’État qui inquiète les écrivains, ce sont plutôt des individus, en général des personnes qui veulent protéger leur réputation ou leur vie privée ».
Un retour du balancier ?
Cela dit, en 2024, la tendance est à l’inquiétude, d’après Mathilde Barraband. « Si l’État est devenu plus libéral, ce n’est pas forcément le cas du reste de la société, d’autant que diverses formes de militantisme se servent de l’art pour faire connaître et avancer leur cause ».
Cette réalité aurait d’ailleurs fait revivre les autodafés, selon la professeure. « Tout près du Québec, on a vu récemment une commission scolaire ontarienne brûler des livres parce qu’ils contenaient des représentations négatives des Premiers peuples ou encore des militants conservateurs aux États-Unis détruire des livres au lance-flamme parce qu’ils parlaient de diversité sexuelle », donne-t-elle comme exemple.
Pierre Hébert a quant à lui constaté le retrait des bibliothèques de certains livres, notamment à la demande de parents. « Les bibliothécaires ont vu leur métier se compliquer considérablement depuis quelques années avec l’augmentation des contestations des usagers », ajoute la professeure Barraband, qui est aussi cotitulaire de la Chaire de recherche France-Québec sur les enjeux contemporains de la liberté d’expression (COLIBEX).
Marcher sur une mince ligne
Fondée en 2023 par des fonds de recherche québécois et français, la Chaire COLIBEX vise à développer les recherches sur la censure et la liberté d’expression. « C’est face à la multiplication d’appels à la censure au début des années 2020 qu’a été créée cette Chaire », se souvient Pierre Hébert.
Selon lui, cette recrudescence s’explique notamment par la proportion plus importante qu’avant de la défense des minorités et des mouvements qui prônent l’équité, la diversité et l’inclusion (EDI). « Ce sont des causes tout à fait louables, mais qui provoquent la disparition de certains termes, ou la redénomination de certaines œuvres ». Le roman de Lawrence Hill paru en 2015, The Book of Negros, en est un exemple. Son titre a dû être modifié pour les éditions parues dans certains pays.
Pour Mathilde Barraband, ces phénomènes ne relèvent pas forcément d’une censure, mais parfois tout simplement d’une autorégulation. « Le milieu artistique s’interroge beaucoup sur ce qu’il fait, comment il le fait, avec qui, quels sont les effets de la production et des produits artistiques. Les questionnements éthiques autour de l’appropriation culturelle, du mouvement #MeToo, en sont quelques exemples », illustre la chercheuse.
Toutefois, le climat social tendu, la pression des mécènes et du public font que ces questionnements sont loin d’être toujours sereins. Alors, souligne-t-elle, la ligne est parfois mince entre autorégulation et autocensure.
Bien que la censure n’ait pas repris la place prépondérante qu’elle avait au XIXe siècle, elle fait aujourd’hui de plus en plus parler d’elle. Souvent évoquée pour défendre des minorités, elle questionne cependant la population sur les limites que doit avoir, ou non, la liberté d’expression dans nos sociétés actuelles. ◆
Léa Villalba est journaliste indépendante.