Des cœurs de villes et de villages plus prospères
Renée Genest et Félix Rousseau, directrice générale et agent avis et prises de position chez Action patrimoine
L’automne dernier, Action patrimoine s’est opposé à la démolition d’une maison ancienne située au 115, rue Saint-Gabriel, dans la ville du même nom, dans Lanaudière. Les autorités municipales venaient alors d’annoncer qu’une nouvelle succursale de la SAQ remplacerait cette résidence, qui était inhabitée et qui n’avait pas trouvé d’acquéreur plusieurs années après sa mise en vente. Construite en 1888, la maison avait pourtant été reconnue comme possédant une valeur patrimoniale forte par la MRC de D’Autray, qui recommandait sa préservation et sa mise en valeur.
Malheureusement, cette mobilisation n’a pas empêché la demeure d’être démolie en novembre 2021. Au cours de la dernière décennie, une dizaine d’autres bâtiments anciens ont également disparu de ce segment de la rue Saint-Gabriel, même s’il constitue une partie du noyau historique de la ville. Le presbytère aurait été rasé à son tour, n’eût été son sauvetage in extremis par une citoyenne engagée.
Aujourd’hui, ce patrimoine bâti a essentiellement été remplacé par de nouveaux édifices commerciaux. En plus de la SAQ qui ouvrira prochainement ses portes, on compte une station-service, un dépanneur, des succursales de chaînes de restauration rapide, des institutions bancaires et une pharmacie. Plusieurs stationnements ont été ajoutés ou agrandis, ce qui a forcé la coupe d’arbres et entraîné une diminution générale du couvert végétal dans le secteur.
Sur le plan du patrimoine, ce portrait de la situation est peu reluisant, mais il n’est pas unique. D’autres collectivités ont fait des choix similaires au fil des ans, ce qui rappelle l’urgence d’améliorer nos pratiques. Il est temps d’admettre que le patrimoine a un rôle clé à jouer dans la prospérité des cœurs de nos villes et de nos villages. Cette reconnaissance doit en outre s’accompagner de meilleures décisions en matière d’urbanisme et d’aménagement du territoire.
Le patrimoine : bon pour les affaires
C’est bien connu, le patrimoine est un facteur d’attractivité. Des villes comme Baie-Saint-Paul, Kamouraska et Deschambault-Grondines l’ont compris depuis longtemps et attirent de nombreux touristes chaque année grâce à la richesse de leur architecture et de leurs paysages. Les histoires inspirantes se multiplient également dans de plus petites municipalités. Bien souvent, la boulangerie, l’épicerie fine ou le café en vogue se trouvent dans un bâtiment ancien ou un édifice reconverti.
Cette dynamique aurait aussi pu être créée à Saint-Gabriel, d’autant plus que la ville bénéficie d’un contexte touristique favorable. Bordée par le lac Maskinongé, elle possède une plage municipale bien connue dans la région, et le territoire environnant regorge d’activités pour les amoureux de plein air. Preuve de sa popularité, un bureau d’information touristique se trouve au centre de la ville, au sein même du secteur marqué par les nombreuses démolitions des dernières années. La disparition de ce patrimoine représente une occasion ratée de renforcer cette attractivité touristique.
L’avantage économique du patrimoine ne se limite pas au tourisme. Aux États-Unis, une étude du National Trust for Historic Preservation a mis en lumière l’importance des bâtiments ancestraux pour encourager la création de petites entreprises dans une collectivité. Selon les auteurs de l’étude, un cadre bâti ancien offre des conditions bénéfiques, notamment des loyers plus abordables que dans des constructions neuves, qui permettent à ces petites entreprises de prospérer. En retour, celles-ci contribuent bien souvent à donner sa couleur et sa personnalité au territoire où elles se trouvent. Pensons aux microbrasseries qui développent des bières dont les noms s’inspirent d’histoires locales, aux restaurants qui mettent en valeur les produits du terroir ou aux boutiques d’artisanat qui proposent une vitrine privilégiée aux artistes du coin.
On le voit, cette alliance entre patrimoine bâti et petites entreprises a le potentiel de devenir un atout pour la vitalité et le dynamisme d’un milieu. À Saint-Gabriel, il est intéressant de noter que certains bâtiments anciens logeaient justement de petites entreprises. Par exemple, au début des années 2010, le 115, rue Saint-Gabriel abritait un gîte touristique. À la même époque, un second édifice ancestral du secteur était occupé par un restaurant. Malheureusement, ces lieux n’existent plus aujourd’hui.
Certains verront d’ailleurs dans ces fermetures la preuve que la rue Saint-Gabriel avait besoin d’un nouveau souffle et que, dans ce contexte, l’ouverture d’une station-service, de succursales de chaînes de restauration rapide et d’autres commerces franchisés est en soi une bonne nouvelle pour l’économie locale. On est pourtant en droit de se demander pourquoi ce secteur a connu un déclin en premier lieu. Certains choix récents en matière d’aménagement du territoire offrent quelques éléments de réponse.
Les bâtiments vacants… une fatalité ?
L’automne dernier, la Ville de Saint-Gabriel a justifié la démolition du 115, rue Saint-Gabriel par le fait que la maison n’attirait aucun acheteur. En entrevue au Devoir, le maire disait n’avoir trouvé aucune solution pour raviver l’intérêt envers ce patrimoine. D’autres bâtiments anciens du secteur ont connu ou connaissent encore aujourd’hui une situation similaire, et leur avenir est incertain.
En réalité, l’environnement désormais plus favorable à l’automobile n’est probablement pas étranger à ce phénomène. Par exemple, de larges espaces de stationnement ne contribuent pas à bonifier un milieu de vie. Au contraire, il s’agit souvent de superficies sous-utilisées, en plus d’être propices aux îlots de chaleur. C’est sans compter les enjeux de sécurité pour les piétons ou les nuisances sonores liées à l’accroissement de la circulation automobile dans le secteur. Selon Caprea, un regroupement québécois d’experts en immobilier, une propriété située sur une artère principale bruyante peut perdre jusqu’à 10 % de sa valeur comparativement à une propriété similaire se trouvant sur une rue où la circulation automobile est moins importante.
S’il y a lieu de croire qu’une situation comme celle-ci peut avoir une incidence significative sur la vitalité d’une collectivité, c’est d’autant plus vrai dans les cœurs de nos villes et de nos villages. Ceux-ci ont généralement été édifiés à une époque où les voitures ne régnaient pas en maîtres sur nos territoires. Ces secteurs sont densément construits, les bâtiments sont rapprochés de la rue et les voies de circulation, en plus des stationnements, sont limitées. Soutenir un accroissement automobile revient souvent à créer des environnements congestionnés, inconfortables et peu attrayants.
On le voit bien, nos choix en matière d’urbanisme et d’aménagement du territoire peuvent avoir une influence considérable sur le patrimoine bâti. Heureusement, un nombre grandissant de municipalités québécoises font le pari qu’un milieu de vie de qualité passe par des aménagements qui favorisent les déplacements actifs, par l’ajout de végétation ainsi que par la préservation et la mise en valeur du cadre bâti existant. Il s’avère que le gouvernement du Québec vient également de s’engager dans cette voie.
Vers une nouvelle politique nationale
Le milieu du patrimoine, conjointement avec plusieurs partenaires des domaines de l’architecture, de l’urbanisme et de l’aménagement, suit avec intérêt les démarches menant à la publication de la Politique nationale d’architecture et d’aménagement du territoire et de son plan d’action par le gouvernement du Québec. Le processus devrait se terminer d’ici le début de 2023. Réclamée depuis plusieurs années, cette nouvelle politique est nécessaire pour entreprendre un changement réel et durable dans notre façon de construire et de valoriser le territoire québécois.
Il reste à espérer qu’elle permettra de positionner la conservation et la mise en valeur du patrimoine et des paysages au centre de nos priorités collectives. On l’a bien vu à Saint-Gabriel, nous ne pouvons protéger les cœurs de nos villes et de nos villages si nous continuons de négliger les éléments qui rendent ces milieux de vie agréables et attrayants. Une vision urbanistique ambitieuse s’impose désormais pour assurer l’avenir et la prospérité de ces lieux qui font le charme de nos communautés. ◆