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Bibliothèque Gabrielle-Roy, Québec

Rénovée de 2019 à 2024, la bibliothèque Gabrielle-Roy présente un atrium lumineux et une large fenestration donnant sur la basse-ville de Québec.|Source : Ville de Québec

Des livres pour tous

D’abord dominées par le clergé, les bibliothèques publiques du Québec ont évolué pour devenir des centres culturels ouverts et inclusifs. Elles incarnent aujourd’hui la démocratisation du savoir.

Avant les années 1960, 94 % de la population rurale du Québec n’avait pas accès à une bibliothèque publique. Un chiffre étonnant qui montre à quel point l’accès à la culture et au savoir était restreint, surtout en région. « C’est vraiment avec la Révolution tranquille que le Québec a vu une explosion des bibliothèques publiques », souligne Maxime Beaulieu, directeur général du Réseau BIBLIO de la Montérégie.

Au XIXsiècle, le mouvement de démocratisation du livre gagne de l’ampleur en Amérique anglophone et en Europe. Des lieux de lecture ouvrent gratuitement leurs portes à la population. Au Canada français, cependant, l’Église catholique freine le développement de tels établissements, craignant une libéralisation des esprits. À compter de la décennie 1840, elle ouvre plutôt les bibliothèques paroissiales, qui offrent une sélection limitée de titres religieux et d’ouvrages approuvés par la censure. « Le clergé s’assurait que les collections étaient composées de “bons livres” au contenu moralement acceptable », rappelle Marcel Lajeunesse, historien spécialisé dans l’histoire du livre. Ce réseau restera en service pendant un siècle.

Le contrôle strict des lectures ralentit l’évolution des bibliothèques francophones, contrastant avec le modèle plus libéral et ouvert des équivalents anglophones. Dès 1885, le Fraser Institute offre à la population de Montréal un accès sans frais à un ensemble varié de volumes. « Cet établissement d’institution correspond à la conception nord-américaine de la bibliothèque publique, poursuit M. Lajeunesse. Puis, en 1899, Westmount fonde la première bibliothèque municipale québécoise non reliée au clergé. »

Pour le lectorat de langue française, à quand l’accès gratuit à des collections modernes et diversifiées ? Peu à peu, l’idée percole dans l’élite du pays. Depuis 1848, l’Institut canadien de Québec (ICQ) travaille à propager le « culte de l’esprit français » et le « goût de l’instruction ». Cette organisation alors gérée par des catholiques modérés réussit à apaiser les craintes du clergé. En 1898, elle s’allie à la Ville de Québec pour inaugurer la première bibliothèque publique francophone de la province. Une entente historique entre les deux parties permet d’aménager le lieu dans les locaux mêmes de l’hôtel de ville, relate France Plourde, conseillère principale à l’ICQ. Une salle de lecture accueille désormais la population dans le nouvel édifice institutionnel de la rue des Jardins. À Montréal, la première bibliothèque municipale de langue française ouvre en 1917 sur la rue Sherbrooke Est.

 

Petites bibliothèques, grande révolution

Il faut toutefois attendre 1959 pour que le gouvernement du Québec adopte la Loi concernant les bibliothèques publiques. Dans les années 1960 apparaissent les premières Bibliothèques centrales de prêt, en Mauricie et en Outaouais. Ces établissements laïcs et gratuits donneront naissance aux 11 Réseaux BIBLIO qui, aujourd’hui, desservent les petites municipalités sur tout le territoire québécois. Un tournant décisif pour l’accès à la lecture.

Ce service public ne se développe pas sans difficulté. Pendant longtemps, des municipalités confient presque entièrement la responsabilité de cette expansion à des bénévoles. « Ces personnes, surtout des femmes, ont donné beaucoup de leur temps pour que ces espaces voient le jour », raconte Maxime Beaulieu. La mobilisation locale permet non seulement d’ouvrir des lieux de savoir, mais aussi de tisser des liens communautaires forts. Les bénévoles sont souvent des figures influentes de leur milieu, soucieuses d’offrir un accès à la lecture pour tous.

Le véritable virage démocratique s’opère au début des années 1980 avec l’instauration du plan Vaugeois. Denis Vaugeois, alors ministre des Affaires culturelles, pilote ce projet quinquennal qui injecte des sommes importantes dans la construction et la rénovation de bibliothèques et l’embauche de personnel. On voit alors émerger ces établissements dans presque toutes les municipalités, même les plus petites. De 1979 à 1985, le nombre de bibliothèques publiques au Québec passe de 121 à 849.

« Ce sont des lieux où il n’y a aucune obligation d’achat, accessibles à tous, peu importe la condition sociale. » — Maxime Beaulieu

Tournant vers un rôle social

L’implication des municipalités apporte au fil des ans un financement plus stable, mais surtout une vision moderne des bibliothèques. « Le plan Vaugeois a permis de mettre en place des structures qui répondent aux besoins des communautés locales, offrant plus qu’un simple accès aux livres », précise Eve Lagacé, directrice générale de l’Association des bibliothèques publiques du Québec. Cette période marque ainsi un tournant vers une bibliothèque plus polyvalente, en phase avec les besoins de son époque.

Peu à peu, en région comme en milieu urbain, les bibliothèques dépassent le statut de dépôts de livres pour se transformer en espaces de socialisation. « Ce sont des lieux où il n’y a aucune obligation d’achat, accessibles à tous, peu importe la condition sociale », note Maxime Beaulieu. Les établissements offrent désormais des ateliers, des espaces de fabrication collaboratifs (fab labs), des événements culturels ou sociaux qui renforcent les liens intergénérationnels. Ils s’imposent comme des centres culturels dynamiques, essentiels à la vie communautaire.

Un exemple parmi d’autres : à Québec, la bibliothèque Gabrielle-Roy a rouvert au printemps 2024 après quatre ans de rénovations. Son nouveau plan, qui intègre des espaces multifonctionnels et des salles de diffusion, témoigne de cette volonté d’innovation.

 

Des institutions influentes

La bibliothèque Gabrielle-Roy est la principale représentante de la Bibliothèque de Québec. Ce réseau, qui s’est développé graduellement à partir de la deuxième moitié du XXsiècle, compte désormais 26 établissements dans la capitale nationale. Tous sont dirigés par l’ICQ, un organisme à but non lucratif.

À la fin de la décennie 1980, la Bibliothèque de Québec s’impose comme pionnière dans la province en informatisant ses bases de données. Jean Payeur, alors directeur général de l’ICQ, met en place plusieurs avancées technologiques, dont l’accès à Internet, offert au public dès 1995. Il participe également à l’avènement du livre numérique dans les bibliothèques publiques québécoises, souligne France Plourde. 

En 2015, l’ICQ inaugure la Maison de la littérature dans l’ancien temple Wesley. Il crée ainsi un nouveau lieu phare de la culture québécoise, où se déroulent des résidences d’écriture et divers événements littéraires.

D’autres institutions jouent un rôle crucial dans la transformation du réseau des bibliothèques publiques. La Grande Bibliothèque de Montréal, inaugurée en 2005, symbolise la démocratisation de la lecture à grande échelle. « Elle a lancé un signal positif aux municipalités quant à l’importance d’investir dans leur service de bibliothèque, estime Eve Lagacé. Ensemble, ces institutions modernes permettent un accès équitable à la culture et aux ressources, peu importe la situation financière des usagers. »

Défis de l’ère numérique

Aujourd’hui, les bibliothèques québécoises font face à de nouveaux défis. En cette ère numérique, elles doivent constamment s’adapter pour répondre aux attentes d’un public de plus en plus connecté. Bien que les ouvrages papier restent populaires, la demande augmente pour les ressources en ligne. La Grande Bibliothèque de Montréal, par exemple, propose une vaste collection de livres numériques, accessible par le Web partout au Québec, même en région éloignée. Les Réseaux BIBLIO offrent également ce service, adapté aux besoins des membres de leurs localités.

Les bibliothèques font face à la concurrence des plateformes de diffusion culturelle, telles que les services de streaming, les librairies en ligne et les réseaux sociaux. « Cependant, elles se distinguent par leur rôle unique en tant qu’espaces communautaires inclusifs », nuance Eve Lagacé. Elles offrent un lieu physique où les individus peuvent se rencontrer en personne, échanger des idées et participer à des activités collectives, ce qui renforce la cohésion sociale.

 

Quel avenir pour les bibliothèques ?

De quoi sera fait l’avenir des lieux publics de lecture au Québec ? Bien que les bibliothèques soient soutenues par des fonds publics, les budgets restent serrés, et certaines municipalités peinent à maintenir des services de qualité. Cette pression financière pousse certaines d’entre elles à chercher des partenariats avec des entreprises ou des organisations pour concrétiser certains projets, ce qui soulève des questions sur leur indépendance et leur mission. « Au Québec, la loi de 1959 n’imposait pas la gratuité des bibliothèques publiques », remarque Marcel Lajeunesse.

Par ailleurs, les membres du public gagneraient à mieux connaître l’offre de leur établissement local. La Semaine des bibliothèques publiques, tenue chaque année en octobre, s’efforce de montrer l’importance de ces lieux sur le plan culturel, mais aussi économique. « Les abonnés des bibliothèques affiliées au Réseau BIBLIO de la Montérégie empruntent en moyenne 16 livres par année, ce qui représente une économie d’environ 350 $ pour chaque usager qui aurait acheté ces livres en librairie », fait valoir Maxime Bilodeau.

Pôles de savoir et de culture accessibles à tous, les bibliothèques publiques ont bien changé depuis leur apparition. En devenant des espaces communautaires ouverts et innovants, elles renforcent non seulement l’accès à la culture, mais aussi la cohésion sociale dans toutes les régions du Québec. Peu importe où elle réside, chaque personne a désormais une multitude d’ouvrages à sa portée… et pas seulement les livres agréés par monsieur le curé. On est loin des lieux de censure religieuse du XIXsiècle ! ◆

Maurice Gagnon est journaliste et auteur.

 

Cet article est disponible dans :

Patrimoine et bibliothèques. À livres ouverts

Hiver 2025 • Numéro 183

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