Église Notre-Dame-de-Fatima. Autopsie d’une église moderne
Marie-Dina Salvione, historienne de l’architecture moderne
Du sommet du mont Jacob à Jonquière, la silhouette si distinctive de l’église Notre-Dame-de-Fatima se démarque à l’horizon. Depuis son inauguration en 1963, l’imposant cône blanc a tour à tour été un symbole de foi et d’audace architecturale, emblématique de l’âge d’or du renouveau liturgique au Québec. Aujourd’hui, l’édifice incarne plutôt la désolation d’un lieu abandonné, car il est voué à une démolition imminente. Protagoniste d’une triste histoire de sauvegarde, il soulève une question importante : que vaut un statut patrimonial comme garant de conservation s’il peut être apposé puis retiré telle une simple étiquette?
Ville de Saguenay du sommet du Mont-Jacob / Source: Marie-Dina Salvione
Un statut réversible
L’église Notre-Dame-de-Fatima n’est pas l’unique exemple de patrimoine religieux en mutation au Québec. Elle constitue toutefois un dangereux précédent qui appelle notre vigilance pour l’avenir. En 2006, l’église a été reconnue par la Ville de Saguenay comme « site du patrimoine », conjointement à 18 autres sites – dont huit églises construites entre 1960 et 1970. À ce titre, elle a fait l’objet d’une protection réglementaire par la Municipalité qui lui conférait une valeur patrimoniale élevée. Ce geste témoignait de l’importance qu’accordait Saguenay à son patrimoine religieux moderne. Volte-face en mars 2015, alors que le conseil municipal s’est prononcé pour l’abrogation de ce statut, ouvrant toutes grandes les portes à la démolition de l’église. À la faveur du promoteur, l’espace bientôt vacant pourra être densifié par 40 autres unités d’habitation semblables à celles qui ont déjà été construites trois ans plus tôt; un projet résidentiel d’une valeur estimée de 8 à 10 millions de dollars.
L’église a récemment bénéficié d’une nouvelle reconnaissance populaire, réaction aux menaces immobilières dont elle faisait l’objet. La mobilisation somme toute importante d’experts, de citoyens et de politiciens qui se sont prononcés pour la conservation de l’édifice n’aura fait que retarder sa démolition de trois années.
Qui veut noyer son chien…
Fermée et inaccessible à la suite de la fusion des paroisses du secteur en 2004, l’église a été désacralisée en 2006. Elle a connu un futur incertain jusqu’à son acquisition par un promoteur privé en 2009. Au fil de ces années et jusqu’à aujourd’hui, sans l’entretien ni le chauffage dont elle aurait eu cruellement besoin, l’église s’est lentement dégradée, puis son contexte a été dénaturé. Rappelons qu’alors qu’ils étaient protégés, l’église et son site ont été dépouillés des arbres matures qui bordaient la parcelle. Le projet immobilier Place de la Charmille a pris forme dès 2012. Dans sa version initiale, il arborait, trônant au cœur de l’ensemble, l’église reconvertie en improbable immeuble d’appartements en copropriété. La parcelle a été rapidement densifiée de petites maisons, dont certaines accolées à l’église. Vraisemblablement acceptées par la Ville de Saguenay, ces opérations irréversibles et lourdes de conséquences ont transformé l’édifice en ovni sur son propre terrain.
Cohabitation des maisons du projet La Charmille et de l'église Notre-Dame-de-Fatima / Source: Marie-Dina Salvione
Devoir de mémoire
Par l’usage du béton armé, de l’acier et du verre pour concevoir des formes innovantes et expressives, l’église Notre-Dame-de-Fatima emboîtait le pas à une tendance architecturale de plus en plus marquée à l’échelle occidentale au tournant de la Seconde Guerre mondiale. Depuis plusieurs années, nombre d’universitaires de renom reconnaissent la région du Saguenay–Lac-Saint-Jean comme un creuset déterminant de cette modernité architecturale. Dans le contexte du renouveau liturgique, elle a vu naître le courant des « églises blanches », dans lequel s’inscrit Notre-Dame-de-Fatima. À ce titre, les architectes Léonce Desgagné (1908-1979) et Paul-Marie Côté (1921-1969) ont été qualifiés d’importants « bâtisseurs d’églises ». Entre 1937 et 1979, ils ont réalisé une dizaine d’édifices cultuels parmi les plus innovants de leur époque. L’un d’entre eux, l’église Saint-Marc de Bagotville (Côté, 1955-1956), a été classé monument historique en 2009. Entre 1962 et 1968, ils conçurent en partenariat trois églises : Notre-Dame-de-Fatima (1962-1963), Saint-David (1967) et Saint-Isidore (1967-1968).
Au-delà du génie des architectes, l’audace formelle de certaines églises modernes témoigne de la volonté du maître d’ouvrage. L’abbé Michel Lavoie, alors curé de la paroisse Notre-Dame-de-Fatima (1953), souhaitait effectivement se pourvoir d’une nouvelle église flamboyante pour réunir ses paroissiens. Elle fut inaugurée le 1er juillet 1963 à l’issue d’un chantier d’une année.
Par respect pour l’échelle des résidences avoisinantes, l’imposant édifice était implanté à l’angle des rues de Montfort et Notre-Dame, en retrait sur une généreuse parcelle bordée d’arbres. Signal du quartier, son volume simple évoquait un tipi amérindien. Ce dernier était arrimé à l’immeuble d’un étage du presbytère.
Conférer une impression de légèreté au volume de l’église représentait un défi important. Les architectes y sont arrivés à l’aide de procédés simples. Deux moitiés de cônes habilement décalées l’une de l’autre créaient deux fentes verticales qui révélaient la finesse de l’enveloppe de béton, plutôt qu’un volume massif. La plasticité de ce matériau permettait encore d’affiner l’apparence d’un des voiles en l’étirant pour former la flèche de l’église. Les fentes, hautes de 22 mètres, dotaient la nef de deux prises de lumière à l’est et à l’ouest. En outre, l’une d’elles surmontait l’imposante marquise qui ponctuait l’entrée principale.
Détail du portail de l'entrée principale / Source: Marie-Dina Salvione
À plusieurs égards, l’église Notre-Dame-de-Fatima rappelle des projets emblématiques du renouveau liturgique occidental qui lui étaient antérieurs. L’enveloppe blanche tout en courbes, les détails tels que les fentes de lumière, les accès et les gargouilles font référence à la chapelle Notre-Dame-du-Haut à Ronchamp (Le Corbusier, 1950-1955), véritable tournant architectural de cette période. Le mouvement d’enroulement de l’enveloppe rappelle quant à lui la chapelle du palais Alvorada à Brasilia (Oscar Niemeyer, 1957-1958). L’échelle de ces chapelles intimistes ne se compare toutefois pas à celle de Notre-Dame-de-Fatima, destinée à recevoir 800 fidèles dans une nef de plus de 30 mètres de diamètre.
Au-delà de l’entrée principale, le cône blanc révélait un espace vaste, aérien et lumineux, dont l’aménagement guidait le déplacement des fidèles. Le narthex s’ouvrait sur la nef meublée par les bancs disposés en hémicycle, face au célébrant. Un plancher technique revêtu de terrazzo ocre rouge assurait le dépouillement du volume intérieur sur toute sa hauteur. Lambris, mobilier liturgique et bancs en merisier complétaient l’ensemble. Tout comme le maître-autel, qui était quant à lui en granit noir et rouge poli, ils avaient été conçus par les architectes (c’était souvent le cas à l’époque).
Vue intérieure de la nef vers le sanctuaire / Source: Conseil du patrimoine religieux du Québec
L’éclairage représentait une des caractéristiques remarquables de l’église Notre-Dame-de-Fatima. Les ouvertures faisaient partie intégrante de sa forme. Le jour admirablement modulé par les surfaces granuleuses dotait l’espace de son caractère sacré. Comme des paravents, les bords des voiles de béton dissimulaient les sources d’éclairage, créant une haute lame de clair-obscur et conférant une dose de mystère au jour entrant. La lumière était filtrée par des vitraux non figuratifs de l’artiste Jean-Guy Barbeau (1921-2008). Selon l’heure du jour et la qualité de l’ensoleillement, elle était projetée en une colonne de couleurs primaires sur les murs du sanctuaire (à l’avant), du baptistaire et des confessionnaux (à l’arrière). Pour compléter cette scénographie, deux puits de lumière situés à la cime de l’église jetaient un doux éclairage zénithal sur l’assemblée. Enfin, les confessionnaux étaient aussi pourvus de puits de lumière au-dessus du célébrant.
Lorsque l’église sera démolie, les images et les mots resteront. Suffiront-ils à recréer ces impressions, à en perpétuer la mémoire?
La pérennité prend du temps
Le statut de site patrimonial décerné par Saguenay visait notamment à prévenir la fermeture des églises ainsi qu’à assurer leur protection et leur mise en valeur dans l’attente d’une réhabilitation fonctionnelle. Or, la conservation architecturale de biens aussi particuliers appelle une démarche inscrite dans un temps long. Celle de l’église Notre-Dame-de-Fatima aurait exigé une action coordonnée, ainsi qu’une réappropriation citoyenne du lieu dès 2006, au moment de sa reconnaissance. Durant le processus de consultation, plusieurs experts ont confirmé que l’édifice était effectivement détérioré, mais que ces dégradations ne menaçaient pas son intégrité structurale. Par conséquent, moyennant un minimum d’entretien, il n’aurait présenté aucun risque pour la sécurité des résidents du quartier, en attendant sa reconversion.
La revue Continuité publiait récemment (no 145) un article sur la reconversion de l’église Sainte-Germaine-Cousin (Gérard Notebaert, 1960-1962), un projet exemplaire qui a relevé des défis architecturaux et techniques similaires à ceux qu’aurait présentés l’édifice de Notre-Dame-de-Fatima. Son architecture inédite et caractéristique reconnue par l’Arrondissement de Pointe-aux-Trembles, son ample volume destiné à accueillir une nouvelle vocation et la présence d’amiante ont été quelques-uns des importants défis rencontrés. Le projet, achevé après plus d’une décennie, fait foi de la volonté collective de perpétuer la mémoire de cet édifice. En choisissant de créer à partir de l’existant, les architectes, les maîtres d’ouvrage et les partenaires de ce projet de reconversion ont usé de créativité, de conscientisation patrimoniale et environnementale.
Les appels d’offres pour la démolition de l’église Notre-Dame-de-Fatima sont lancés. Malgré l’importance architecturale et historique de cet édifice, le triste échec de sa conservation représentera plutôt un contre-exemple dans l’histoire contemporaine de la sauvegarde patrimoniale. Une étiquette indélébile que Notre-Dame-de-Fatima ne méritait pas.