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Pierre Lahoud

Et si on se relevait les manches ?

La chronique Point de mire reflète la position d’Action patrimoine dans certains dossiers chauds. Ce printemps, elle aborde la question du patrimoine et des inondations.

En novembre 2019, à Venise, une acqua alta spectaculaire endommageait la fameuse basilique Saint-Marc et d’autres édifices patrimoniaux. En plus de susciter de vives réactions à travers le monde, cette inondation a exacerbé une crainte de plus en plus partagée : arriverons-nous à protéger notre patrimoine bâti de phénomènes météorologiques appelés à s’intensifier dans un contexte de changements climatiques ?

Difficile de ne pas dresser de parallèle entre l’inondation de Venise et celles qu’ont connues des milliers de Québécois aux printemps 2017 et 2019. En plus de forcer de nombreux sinistrés à se reloger, les dommages causés lors des crues printanières ont entraîné la démolition de plusieurs bâtiments, dont certains avaient une valeur patrimoniale. Un an après les dernières inondations au Québec, le temps semble venu de faire le point sur leur gestion, leurs conséquences et les manières de corriger le tir pour les années à venir.

 

Quand cède l’embâcle

Le 15 avril 2019, un embâcle causé par la fonte des glaces se forme sur la rivière Chaudière, faisant augmenter considérablement le niveau de l’eau. Dans les semaines qui suivent, des secteurs de Beauceville, de Saint-Joseph-de-Beauce, de Vallée-Jonction, de Sainte-Marie et de Scott se retrouvent inondés, laissant des centaines de résidents sans logement. Ce scénario se répète dans plusieurs régions du Québec : Outaouais, vallée du Richelieu, ouest de Montréal et Mauricie.

La situation est loin d’être une première. Le gouvernement du Québec dispose d’ailleurs depuis 1987 d’une politique de protection des rives, du littoral et des plaines inondables pour régir l’aménagement du territoire dans ces zones. Néanmoins, au cœur de la crise, et devant les demandes insistantes des sinistrés, le gouvernement se voit dans l’obligation d’agir rapidement. C’est dans ce contexte qu’il met à jour la zone d’intervention spéciale (ZIS), mesure transitoire dans l’attente de l’adoption et de la mise en œuvre d’un plan d’action gouvernemental en matière d’aménagement du territoire dans les zones inondables. À l’intérieur des limites de la ZIS, aucune construction ou reconstruction d’un bâtiment endommagé ne sera en principe permise si la valeur des travaux à effectuer dépasse 50 % de sa valeur à neuf. Il ne s’agit cependant que d’un seuil minimal, les municipalités étant libres d’exiger des démolitions dans la ZIS selon des critères plus stricts. Ce programme comprend également des mesures d’indemnisation pour les propriétaires.

La mise en place de la ZIS se base sur un principe simple : réduire les impacts de futures inondations. Cet objectif est évidemment essentiel. A priori, empêcher la reconstruction des bâtiments qui risquent d’être inondés de nouveau est un moyen nécessaire pour y parvenir. Nous réalisons cependant aujourd’hui que la solution d’urgence adoptée écarte certains aspects de la problématique. En effet, si nous entendons fréquemment parler des indemnisations ou du relogement des sinistrés, les enjeux liés au patrimoine font peu les manchettes.

 

Démolir à tout prix

Mesure jugée parfois trop arbitraire ou contraignante pour les citoyens, la ZIS, comme établie par le ministère des Affaires municipales et de l’Habitation (MAMH), a été critiquée de toutes parts ces derniers mois. Si certains se sont plaints de la lenteur de son processus d’indemnisation, des municipalités et MRC ont souhaité en être tout simplement retirées, estimant ne pas se trouver en zone inondable.

En juin 2019, au moment où Québec imposait son moratoire sur la construction de nouveaux bâtiments, la ministre Andrée Laforest signifiait la volonté du gouvernement d’éviter « d’avoir des permis rapides qui vont se donner immédiatement, en urgence, dans toutes les municipalités ». S’il était alors question des autorisations de reconstruire, ce sont plutôt les permis de démolir qui ont fusé de part et d’autre à la suite des inondations.

Malheureusement, les critères d’évaluation des demandes n’incluaient pas la valeur patrimoniale. Or, plusieurs quartiers inondés sont des milieux anciens regroupant de nombreux immeubles d’intérêt patrimonial. Il en a résulté une vague de démolitions de bâtiments patrimoniaux dans plusieurs municipalités du Québec. Dans l’urgence, ces démolitions ont été effectuées sans consignation de ce qui a été perdu, ce que nous déplorons.

À ce titre, le cas de Sainte-Marie en Beauce est particulièrement évocateur. Dans une volonté d’exercer un contrôle resserré sur la construction en zone inondable, le conseil municipal a exigé la démolition de bâtiments dont les dommages représentaient aussi peu que 33 % de l’évaluation foncière. Cette modification apportée aux critères du MAMH a rendu un grand nombre d’immeubles admissibles au programme d’indemnisation. Si bien qu’à l’automne 2019, on recensait environ 300 permis de démolir. Or, la zone touchée par les inondations à Sainte-Marie correspond essentiellement à l’ancien noyau villageois. Le changement de pourcentage a eu un effet direct et considérable sur la disparition d’édifices patrimoniaux.

Bien entendu, la situation est délicate. En ce qui a trait à la problématique des inondations, l’enjeu prioritaire demeure avant tout la sécurité publique. Toutefois, n’aurait-il pas été possible, à Sainte-Marie et ailleurs, d’appliquer une clause spéciale concernant la démolition de bâtiments ayant un intérêt patrimonial ? Il apparaît que les décisions ont été particulièrement précipitées. Il sera bien sûr impossible de sauver l’ensemble des édifices patrimoniaux, mais quelques mois de réflexion supplémentaires auraient peut-être permis de s’outiller adéquatement et de trouver des solutions appropriées pour certains d’entre eux.

 

Des possibilités à évaluer

La crise des inondations printanières a été traitée comme si la démolition de tout bâtiment en zone inondable était une fatalité irrémédiable. Pourtant, d’autres solutions existent, aussi variées que le nombre de villes inondées dans le monde. Depuis des décennies, les acteurs exerçant dans les milieux inondables innovent et s’adaptent de manière inspirante.

En 2014, avant la création de la ZIS, les inondations avaient forcé près de 300 personnes à évacuer le centre-ville de Saint-Raymond. À la suite de cet événement, des résidents et des représentants municipaux ont formé le Comité Rivière. Les principaux objectifs du groupe étaient alors de permettre aux citoyens de participer à la gestion des risques et de formuler des recommandations pour la mise en œuvre de mesures de réduction des risques d’inondation. Accompagné par l’organisme de bassin versant local, le Comité Rivière a notamment amené la Municipalité à se doter, à l’automne 2019, d’un seuil rocheux installé sur la rivière Sainte-Anne. Cet aménagement vise à capter la glace en formation sur la rivière avant qu’elle ne se rende au cœur du village et génère des risques d’inondation. Ici, la démolition des bâtiments était perçue comme une solution de dernier recours.

La Beauce se démarque elle aussi depuis quelques années grâce à ses mécanismes de surveillance de la rivière Chaudière. À titre d’exemple, la Municipalité de Beauceville a installé sur un pont une caméra et une sonde qui transmettent en temps réel les mouvements de la rivière. Un service d’alerte informe par la suite les citoyens de toute anomalie. La Municipalité fait d’ailleurs partie d’un regroupement de collectivités engagées dans l’adaptation aux changements climatiques, la Rés-Alliance. Le partage d’expériences qui s’effectue au sein de cette communauté pourrait certainement profiter à plusieurs municipalités québécoises.

La politique gouvernementale de protection des rives, du littoral et des plaines inondables prévoit en outre la possibilité, sous certaines conditions bien précises, d’« immuniser » une construction existante contre les dommages que pourrait causer une inondation. Les mesures d’immunisation comprennent, par exemple, l’interdiction de placer des ouvertures (fenêtre, porte, etc.) à des endroits exposés aux crues et l’obligation de munir les drains d’évacuation de clapets de retenue. Ces pratiques sont déjà répandues dans les zones de crue de récurrence de 100 ans. Pourrait-on les élargir également aux bâtiments patrimoniaux en zone inondable, sous la supervision conjointe d’experts en sécurité publique, en ingénierie, en urbanisme et en patrimoine ?

 

La nécessité d’un plan d’action

En plus de la disparition de bâtiments patrimoniaux témoignant de notre histoire, les répercussions du mode de gestion par la ZIS se ressentent à plusieurs égards. Il va sans dire que la perte d’un nombre élevé de bâtiments, dont plusieurs logements, à l’échelle d’un noyau villageois, entraîne une profonde déstructuration du tissu urbain et social. À Sainte-Marie, les résidents sinistrés peinent à se reloger dans un contexte de rareté de logements locatifs abordables. Plusieurs se sont vus contraints de quitter leur ville pour s’installer dans les municipalités voisines. À la fin de l’été, on notait même une hausse des personnes vivant dans des logements sans isolation ni électricité, ou en situation d’itinérance.

À travers le Québec, certaines zones ont déjà été inondées et le seront à nouveau dans les prochaines années. De même, d’autres qui ne l’ont pas encore été sont à risque d’être touchées dans l’avenir, notamment en raison des changements climatiques. Ce constat ne fait que renforcer le besoin de mettre au point des solutions plus durables pour le patrimoine en zone inondable, mais aussi pour un réaménagement réfléchi de notre territoire à la suite de catastrophes naturelles.

Loin de vouloir proposer une solution unique, nous appelons à une réflexion d’ensemble sur ce sujet. Dans cette perspective, il est urgent de réunir les différents acteurs et spécialistes, et de réfléchir collectivement à des solutions adaptées à chaque milieu. Nous oublions trop souvent que la démolition est un acte irréversible et que le patrimoine bâti fait partie de notre richesse collective. En ce sens, nous devons établir des priorités et des lignes directrices concernant les bâtiments que nous désirons à tout prix préserver et, ainsi, prendre de meilleures décisions.

 

Cet article est disponible dans :

Patrimoine acéricole. On revisite la cabane

Printemps 2020 • Numéro 164

Des racines bien vivantes

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