Formation en patrimoine. Un avenir à bâtir
Félix Rousseau, stagiaire chez Action patrimoine, Alexandre Petitpas, agent Avis et prises de position, et Émilie Vézina-Doré, directrice générale de l’organisme
La chronique Point de mire reflète la position d’Action patrimoine dans certains dossiers chauds. Au moment de la rentrée scolaire, celle de l'automne revient sur la suspension du programme de maîtrise en conservation du patrimoine bâti de l’Université de Montréal. Les auteurs, trois membres de la relève dans ce domaine, s'invitent dans le débat et se questionnent sur l'avenir du patrimoine du Québec.
La marchandisation de l’éducation affecte plusieurs domaines d’études et établissements d’enseignement au Québec. Sous la pression des administrations universitaires, de plus en plus préoccupées par la rentabilité, les directions de faculté ou de programme sont appelées à revoir leur offre en matière de formation. Ce phénomène est à l’origine de restructurations, de coupes budgétaires et de réductions de la matière enseignée dans le milieu universitaire, notamment dans les disciplines qui génèrent moins de revenus, au profit de celles qui permettent de répondre aux objectifs financiers de l’institution.
L’industrialisation du système d’éducation au Québec a récemment été dénoncée dans l’ouvrage L’inéducation, publié aux éditions Somme toute. L’auteure Joëlle Tremblay, philosophe et professeure au cégep de Granby, dénonce les effets pervers du système utilisateur-payeur, qui transforme le système d’éducation en activité mercantile alors qu’il était auparavant considéré comme l’un des fondements de la société. Des formations qui accueillent un nombre réduit d’étudiants sont alors menacées de disparition, et ce, indépendamment de leur pertinence.
Avec ces préoccupations en tête, nous accueillons avec inquiétude la suspension du programme de maîtrise en conservation du patrimoine bâti de la Faculté de l’aménagement de l’Université de Montréal, survenue à la rentrée 2017. Dans un article publié dans Le Devoir du 25 août dernier, le directeur de l’École d’architecture, M. Jacques Lachapelle, a confirmé l’interruption, pour une durée indéterminée, dudit programme mis au monde en 1987 par M. Jean-Claude Marsan, architecte, urbaniste et auteur, alors qu’il était doyen de la Faculté de l’aménagement. Le directeur a évoqué des raisons budgétaires pour justifier cette décision.
Bien que cette maîtrise spécialisée accueille un nombre limité d’étudiants, soit environ une dizaine par cohorte, elle n’en est pas moins pertinente. Au contraire, il s’agit d’une formation multidisciplinaire dont la pertinence et la qualité sont reconnues. La nouvelle génération qui souhaite œuvrer en patrimoine aborde une discipline complexe, qui nécessite à la fois une grande connaissance générale et une maîtrise de concepts théoriques précis. Sans ce programme, qui est unique au Québec, comment est-il possible de maintenir une formation adaptée à ces considérations ? Quel avenir pour notre relève en patrimoine, et aussi, quel avenir pour le patrimoine au Québec sans cette relève qualifiée ?
Une discipline qui se complexifie
Dans un premier temps, il faut reconnaître que le cadre d’intervention dans le domaine du patrimoine bâti s’est enrichi au cours des dernières années d’une panoplie d’outils développés par les villes et les gouvernements. À titre d’exemple, les villes sont nombreuses à se doter de outils d’urbanisme qui touchent à cet enjeu. Un bon nombre de Programmes particuliers d’urbanisme (PPU) visent à régénérer des secteurs anciens dans lesquels se trouvent des lieux d’intérêt à mettre en valeur. Il en est de même des Plans d’implantation et d’intégration architecturale (PIIA), dont la pertinence et l’efficacité reposent sur la réalisation d’une étude de caractérisation du cadre bâti et des paysages existants sur le territoire. Plusieurs municipalités se dotent également de politiques du patrimoine et de plans d’action visant à mettre en valeur leur histoire et leur patrimoine par différents moyens.
Les deux paliers de gouvernement ont aussi développé leurs propres mécanismes en matière de protection et de mise en valeur du patrimoine. Au Québec, depuis 2012, la Loi sur le patrimoine culturel a créé de nouvelles catégories de classement et de désignation, tout en introduisant les plans de conservation dans la province. Le gouvernement fédéral a, quant à lui, ses propres dispositifs de reconnaissance des biens et des sites à préserver, qui s’appliquent selon des modalités différentes de ceux développés par le Québec.
Qu’elles concernent le niveau municipal, provincial ou fédéral, les situations auxquelles peuvent être confrontés les experts en patrimoine sont donc variées et complexes. En ce sens, il est particulièrement important d’offrir une formation spécifique permettant entre autres de comprendre les différents outils, règlements et lois en vigueur.
Dans un deuxième temps, au-delà de la compréhension du cadre légal, des statuts de reconnaissance et des outils d’intervention, d’autres enjeux rendent essentiel de maintenir une formation en patrimoine pour la relève. Pensons à l’intégration grandissante du patrimoine aux questions liées à l’aménagement durable du territoire. Le transport actif et la densification, par exemple, se combinent désormais avec l’intégration du cadre bâti ancien dans le but de créer des milieux de vie de qualité au sein des collectivités.
Une pratique en évolution
L’émergence de nouvelles catégories de patrimoine participe également à l’évolution des pratiques. Les monuments historiques, maisons anciennes et autres édifices à caractère noble ou institutionnel constituent toujours une partie intégrante de notre héritage bâti. Cependant, l’intérêt grandissant pour les dimensions paysagères et immatérielles du patrimoine est appelé à modifier les façons de faire dans le domaine. Alors que l’enjeu principal était auparavant de préserver l’authenticité historique d’un bâtiment ou d’un lieu, rappelant en quelque sorte les principes de conservation d’un objet muséal, ces nouvelles préoccupations donnent au patrimoine un caractère vivant et évolutif qui implique de nouvelles méthodes de mise en valeur. Il faut désormais ancrer le patrimoine dans la vie quotidienne des gens.
L’évolution des pratiques fait en sorte, par ailleurs, que les intervenants appelés à œuvrer dans le domaine de la conservation sont beaucoup plus nombreux qu’auparavant. Aux architectes et aux historiens se sont ajoutés des experts issus, entre autres, de l’urbanisme, de l’architecture de paysage, du design et de plusieurs autres disciplines (archéologie, biologie, foresterie, etc.).
Il y a donc un besoin, plus réel que jamais, d’offrir une formation spécialisée en patrimoine qui mette de l’avant une approche multidisciplinaire. Les enjeux soulevés précédemment démontrent que le patrimoine est un domaine qui concerne aujourd’hui plusieurs échelles d’intervention. Il est important que la relève puisse acquérir ces connaissances de pointe. Une telle formation permet d’outiller les spécialistes afin de répondre adéquatement aux défis qui toucheront toutes les municipalités du Québec dans les prochaines années.
Dans ce domaine, le milieu universitaire demeure le meilleur endroit pour former la relève. La recherche qui s’y effectue, le partage des connaissances dans l’institution et les échanges entre experts de divers secteurs, tant au niveau national qu’international, facilitent la diffusion des idées au sein d’un large réseau bien établi. L’université permet non seulement de dresser le portrait des nombreux moyens et techniques pour intervenir sur le patrimoine, mais aussi d’analyser les différentes approches conceptuelles, des plus anciennes aux plus actuelles. C’est surtout un des seuls endroits où on peut prendre le temps de se positionner de façon éclairée et critique par rapport aux diverses approches possibles d’intervention sur le bâti existant (de Viollet-le-Duc à Françoise Choay, de la charte de Venise au mémorandum de Vienne).
Une maîtrise toujours pertinente
La maîtrise en conservation du patrimoine bâti de la Faculté de l’aménagement de l’Université de Montréal permet de former des experts, capables de comprendre la complexité des enjeux en cause. En fait, il s’agit de l’un des deux seuls programmes universitaires au Québec qui soient axés spécifiquement sur la connaissance et la préservation du patrimoine bâti, l’autre étant le diplôme d’études supérieures spécialisées en architecture moderne et patrimoine de l’Université du Québec à Montréal. Les programmes d’urbanisme ou d’architecture, ainsi que d’autres disciplines en sciences humaines et en aménagement, traitent aussi de ce sujet. Toutefois, ils ne le font que dans le cadre de certains cours, souvent optionnels, ce qui ne permet pas d’aborder toute la complexité des notions liées au patrimoine.
La maîtrise en conservation du patrimoine bâti possède par ailleurs cette qualité remarquable de réunir des spécialistes issus de disciplines différentes; de l’architecture à l’urbanisme en passant par l’histoire de l’art et la géographie, favorisant ainsi une approche multidisciplinaire enrichissante. Elle permet également, grâce à des séminaires, des ateliers et des stages, de découvrir les outils d’intervention sous différents angles, de façon théorique et appliquée, à la lumière des considérations les plus actuelles dans le domaine. On doit dès lors se demander où et comment les prochaines générations d’intervenants pourront se spécialiser en patrimoine.
La raison économique ou celle, qui lui est liée, du petit nombre de candidats ne nous semble donc pas suffisante pour justifier la suspension, pour une durée indéterminée, de ce programme à la Faculté de l’aménagement de l’Université de Montréal. En imposant une simple logique comptable à l’université, le risque est de faire disparaître des cursus qui, même s’ils ne s’adressent qu’à un nombre restreint d’étudiants, ont un rôle important à jouer dans le développement des savoirs et la formation de la relève. En ce sens, garantir la pérennité d’une formation spécifiquement consacrée au patrimoine ainsi qu’aux enjeux actuels et futurs du domaine doit être une priorité. L’inverse revient à se priver d’une expertise de grande valeur. Cela remet aussi en question notre capacité, en tant que société, à nous doter d’une relève capable de prendre en charge les enjeux complexes liés à l’évolution de notre environnement.
Or, quel est l’avenir pour le patrimoine bâti du Québec si les organismes et les institutions qui œuvrent chaque jour à sa connaissance et à sa sauvegarde sont privés d’une importante partie de leur relève, faute d’école pour la former ? Au lieu de simplement suspendre ce programme, ne devrions-nous pas plutôt engager une réflexion collective afin de mieux le positionner et lui consacrer les ressources nécessaires pour répondre aux besoins des futurs intervenants dans le domaine ? Nous pourrions ainsi contribuer à remettre le patrimoine au menu de nos priorités culturelles.