Hôtel-Dieu de Montréal. Un patrimoine en sursis
Annabel Loyola
Alors que l’Hôtel-Dieu de Montréal retrouve sa vocation, le temps de la pandémie, son avenir reste toujours incertain. Dans l’attente d’être classé comme site patrimonial, le premier hôpital de Montréal risque de voir disparaître des trésors que l’on vient à peine de découvrir, cachés dans ses pierres.
Chantal Boileau et Sylvain Caron ont été embauchés à l’Hôtel-Dieu de Montréal au début des années 1980. Elle comme secrétaire médicale, lui comme dessinateur puis technicien en bâtiment. C’est là qu’ils se sont rencontrés, avant de se marier et d’avoir trois enfants. L’Hôtel-Dieu a toujours été leur deuxième maison. Ils y sont très attachés. « À nous deux, on a 80 ans d’histoire », se plaisent-ils à dire en racontant leur routine de travail, inchangée depuis plusieurs décennies.
Mais le couple y a vécu quelques soubresauts dans les dernières années. En septembre 2017, le département des archives médicales où travaille Chantal a déménagé à l’hôpital Notre-Dame dans le cadre du remaniement des services en vue de l’emménagement au nouveau CHUM. Le 5 novembre 2017, l’Hôtel-Dieu cessait ses activités pour le grand déménagement. Trois cent soixante-quinze ans de soins dans l’institution patrimoniale venaient de prendre fin, comme les rituels quotidiens de Chantal et de Sylvain.
Pour autant, les activités de l’Hôtel-Dieu ne sont pas totalement arrêtées. Quelques étages dans les huit bâtiments existants restent occupés par des cliniques externes et des bureaux ou servent de lieux d’entreposage jusqu’à la livraison de la troisième et dernière phase de construction du CHUM en 2021.
« J’aurais peut-être pris ma retraite cet été, mais là, coup de théâtre, on est retournés à l’Hôtel-Dieu le 30 mars 2020 », explique Chantal, heureuse que son département ait réintégré le vieil hôpital en raison d’un dégât d’eau survenu à l’hôpital Notre-Dame. Quelques jours plus tard, le CHUM rouvrait temporairement l’Hôtel-Dieu pour désengorger les CHSLD dépassés par la pandémie de COVID-19. Le retour de Chantal a coïncidé avec cette période d’effervescence, qu’elle n’a pas hésité à qualifier de « renaissance » de l’Hôtel-Dieu.
Selon Irène Marcheterre, directrice des communications du CHUM, il a fallu rebâtir un environnement de soins adapté aux personnes âgées, infectées ou non par la COVID-19. Toutes les équipes du CHUM ont été mises à contribution, soit 300 personnes dépêchées pour l’occasion. À cela s’est ajoutée la réouverture de certains départements connexes fermés depuis plusieurs années, comme la lingerie, la buanderie et le service alimentaire. Il a fallu nettoyer, repeindre, installer des gicleurs dans les chambres, investir dans la climatisation pour minimiser les effets des canicules annoncées pour l’été 2020 sur les personnes âgées. En tout, huit étages ont dû être réorganisés en chambres pour une personne, en un temps record.
« Il y a eu de l’action à l’Hôtel-Dieu », soutient Sylvain Caron, qui a fait plusieurs heures supplémentaires en participant, avec les équipes en place, à l’ouverture de la clinique de dépistage, puis à celle du centre de réception d’appel, avant de réorganiser l’hôpital. « Cela vient de faire un an que je suis un retraité revenu au travail », ajoute Sylvain, qui n’a jamais pu se résigner à quitter l’Hôtel-Dieu, par amour du lieu. L’homme est un peu la mémoire des bâtiments, dont il connaît en détail les moindres coins et recoins. Il en a dessiné les plans en arrivant il y a 40 ans, puis a participé aux rénovations, passées et actuelles.
Un site à préserver
« Sylvain Caron, je l’ai découvert en travaillant. Il était membre du comité qui a travaillé à la rédaction de l’Énoncé de l’intérêt patrimonial du site de l’Hôtel-Dieu en 2016 », se rappelle Dinu Bumbaru, directeur des politiques à Héritage Montréal. L’institution montréalaise fait partie du patrimoine fondateur du Québec. Sa fondatrice, Jeanne Mance, a été reconnue cofondatrice de Montréal en 2012. Malgré sa valeur patrimoniale, l’Hôtel-Dieu reste en sursis.
Selon Dinu Bumbaru, le récent rapport d’audit de Guylaine Leclerc, vérificatrice générale du Québec, en matière de préservation du patrimoine immobilier confirme les écueils qui guettent l’établissement. « C’est la première fois en bientôt 100 ans, depuis la première loi au Québec sur la conservation des monuments historiques en 1922, qu’un rapport identifie clairement la façon dont le gouvernement du Québec néglige le patrimoine laissé entre ses mains », déplore-t-il.
Composé de deux entités – l’ensemble conventuel des Religieuses hospitalières de Saint-Joseph, acquis par la Ville de Montréal en 2017, et le complexe hospitalier, propriété du ministère de la Santé et des Services sociaux depuis 1961 –, le site de l’Hôtel-Dieu a fait l’objet d’une demande de classement comme site patrimonial au ministère de la Culture et des Communications le 6 juin 2018. Celle-ci est toujours en cours d’analyse.
Des capsules temporelles dans les pierres
Le classement de l’Hôtel-Dieu comme site patrimonial semble d’autant plus urgent que l’on continue d’y découvrir des vestiges du passé, alors que d’autres sont parfois abîmés. En témoigne la démolition, sans autorisation, d’une partie d’un mur d’enceinte du vieil hôpital, découverte seulement en mars 2018, soit un peu plus de six mois après les faits. Ce mur n’a toujours pas été reconstruit, comme promis par la Ville de Montréal. Au printemps 2020, alors que des rénovations importantes se poursuivaient à l’Hôtel-Dieu, la maçonnerie du pavillon Le Royer a été restaurée. « J’ai vu des gens sortir des scies et commencer à couper la pierre pour refaire l’inscription. Ça m’a choqué », s’indigne Sylvain Caron. Cette pierre est très particulière, puisqu’elle est gravée. Il s’agit de la pierre angulaire du pavillon Le Royer, érigé en 1942, à l’occasion du tricentenaire de Montréal.
Au moment des rénovations, sœur Nicole Bussières, archiviste des Religieuses hospitalières de Saint-Joseph, a révélé que des capsules temporelles y avaient été insérées avec soin en 1941, en guise de témoignages aux générations futures. L’archiviste a confirmé que deux autres bâtiments de l’Hôtel-Dieu, les pavillons Jeanne-Mance et De Bullion, ont eux aussi des témoignages temporels dissimulés dans leur pierre angulaire.
Irène Marcheterre et Dinu Bumbaru ont été les premiers surpris d’apprendre l’existence de ces trésors cachés. Le directeur des politiques à Héritage Montréal s’étonne que cette pierre ait été traitée comme une autre. Selon lui, un expert en architecture patrimoniale devrait être affecté au projet dans le but de préserver la vie des édifices historiques, fonction que l’on trouve communément en Europe.
Quel avenir pour l’Hôtel-Dieu ?
Chantal et Sylvain espèrent que leurs souvenirs du lieu seront honorés par l’usage qui sera fait de l’Hôtel-Dieu après leur départ.
Impliqué dans le projet Communauté Saint-Urbain, visant à réhabiliter le complexe hospitalier de l’Hôtel-Dieu pour en faire un pôle à vocation sociale et communautaire, Ron Rayside, architecte chez Rayside Labossière, demeure pour sa part confiant des fruits que pourront porter les discussions entamées avec le ministère de la Santé et des Services sociaux depuis 2007, date à laquelle on a su que le CHUM allait être construit et que l’Hôtel-Dieu était, de fait, menacé d’être vidé.
Mais pour l’heure, le gouvernement du Québec n’a toujours pas confirmé l’avenir du deuxième plus vieil hôpital en Amérique du Nord, alors que ses pierres n’ont pas fini de révéler ses secrets. ◆
Annabelle Loyola est la réalisatrice du documentaire Le dernier souffle. Au cœur de l’Hôtel-Dieu de Montréal.
Ce que révèle la pierre angulaire
Le pavillon Le Royer a été érigé en 1942, à l’occasion du 300e anniversaire de la fondation de Montréal et de son premier hôpital, l’Hôtel-Dieu. Il a été nommé en hommage à Jérôme Le Royer de La Dauversière, fondateur de la congrégation des Religieuses hospitalières de Saint-Joseph et instigateur de la fondation de Montréal. La pierre angulaire a été bénite et scellée le 6 novembre 1941, en souvenir de la date du décès de Jérôme Le Royer, survenu le 6 novembre 1659 à La Flèche, en France. Extrait du procès-verbal tiré des Annales des Religieuses hospitalières de Saint-Joseph, 1940-1941 :
« Ont été déposés dans cette pierre […] une copie de la dernière édition des journaux : Le Devoir, La Presse, Le Canada, La Patrie, Le Petit Journal, La Gazette, The Star, Le Montréal-Matin ; une pièce de monnaie d’un sou, de cinq, dix, vingt-cinq et cinquante sous, tous de l’année ; un dollar canadien, année 1939, à l’effigie du Roi régnant Georges VI ; une pièce de monnaie anglaise 1937 de la valeur de deux shellings à l’effigie de Georges VI ; de monnaie française 1933 de vingt francs avec l’effigie de la République française ; une série de timbres-poste ; une relique de la Vraie Croix, de saint Amable, de Sainte-Thérèse de l’Enfant-Jésus, de notre vénéré Père Le Royer de La Dauversière, de notre vénérée Mère Marie de la Ferre ; un reliquaire contenant plusieurs autres reliques, Agnus Dei, Évangile du saint Nom de Jésus ; médaille scapulaire, médaille miraculeuse ; médaille de saint Joseph du Mont-Royal, de l’Ange gardien, de saint Jean Bosco ; Notre-Dame du Perpétuel Secours ; des images de saint Joseph et du Frère André.
Suit la liste des dignitaires présents à la cérémonie et, sur les feuilles de parchemin enluminé, s’alignent à la suite de celle de Monseigneur l’Archevêque, deux cent soixante et onze signatures. »