Inventorier le patrimoine bâti québécois
Bianca Cadieux et Renée Genest, Agente de développement culturel numérique et directrice générale chez Action patrimoine
La chronique point de mire reflète la position d’action patrimoine dans certains dossiers chauds. Ce printemps, elle se penche sur l’état des inventaires du patrimoine immobilier depuis les nouvelles dispositions apportées à la loi sur le patrimoine culturel et d’autres dispositions législatives en 2021.
En 2020, la ministre de la Culture et des Communications (MCC) alors en poste, Nathalie Roy, présentait le projet de loi no 69, visant à modifier la Loi sur le patrimoine culturel (LPC) et d’autres dispositions législatives. Avec son adoption en 2021, de nouvelles dispositions sont entrées en vigueur concernant la mise sur pied d’inventaires du patrimoine immobilier. Cette responsabilité revient désormais aux municipalités régionales de comté (MRC).
L’article 120 de la LPC indique que d’ici 2026 : « Une municipalité régionale de comté doit adopter et mettre à jour périodiquement un inventaire des immeubles construits avant 1940 qui sont situés sur son territoire et qui présentent une valeur patrimoniale. Elle peut également y inclure des immeubles dont la construction est plus récente. »
Bien que cela représente une avancée certaine sur le plan de la connaissance du bâti québécois, Action patrimoine s’interroge sur la méthodologie des inventaires, sur la place accordée au patrimoine moderne et sur l’utilisation qu’en feront les municipalités et les MRC, notamment en ce qui a trait aux données recueillies.
Approfondir les connaissances
L’inventaire du patrimoine immobilier est certes un outil de connaissances essentiel. Toutefois, après trois années écoulées, qu’en est-il vraiment sur le terrain ? Est-ce la même réalité sur l’ensemble du territoire ? Force est de constater que depuis les modifications apportées à la LPC et d’autres dispositions législatives, les MRC se retrouvent dans des situations différentes et à différents niveaux du processus. À ce stade, Action patrimoine se questionne sur la capacité réelle des acteurs du milieu à penser, réaliser et livrer un inventaire dans les délais impartis.
Un inventaire, dès lors qu’il est adopté, devient un outil légal qui a des incidences sur les municipalités et sur les MRC, mais également sur les citoyens. Sa documentation prend du temps et se doit d’être réfléchie en collaboration avec le milieu, ce qui inclut la population lorsque possible. Bien qu’un délai de cinq ans puisse paraître suffisant, il faut garder en tête que de nombreuses étapes sont nécessaires à la production d’un inventaire : la demande de financement pour l’embauche d’une personne responsable, l’embauche de cette personne, l’état de la situation, le préinventaire, le choix d’une firme pour la réalisation de l’inventaire, la consultation de la population en amont, la réalisation de l’outil et l’adoption par la MRC. L’addition de ces étapes rend ardue la réalisation d’un travail adéquat et complet d’ici 2026.
Ainsi, nous croyons qu’il y a peut-être un fossé entre les demandes du gouvernement et la pluralité des réalités vécues sur le terrain. Bien que nous reconnaissions une volonté politique et un travail assidu de la part du MCC, nous constatons que la réalité sur le terrain est tout autre. Cette volonté, la réelle compréhension du milieu, additionnées à un désir de faire avancer « trop » rapidement les choses semblent, dans certains cas, s’opposer à la faisabilité des livrables pour un travail de qualité tel que demandé.
Connaître les enjeux
En plus des nombreuses étapes nécessaires à la réalisation des inventaires, les MRC font face à d’autres défis. D’une part, la loi étant la même pour toutes, elle ne prend pas en considération les particularités des territoires. En effet, plusieurs MRC doivent ratisser un large territoire, en plus d’avoir une accessibilité quelquefois ardue à leur patrimoine immobilier. Pour réaliser un inventaire cohérent et complet, il faut pouvoir accéder aux divers types de bâtiment, d’où l’importance de réfléchir à l’inclusivité des territoires.
D’autre part, la pression immobilière s’est accrue et continue de s’intensifier depuis quelques années. Cette réalité met parfois en péril la conservation du patrimoine bâti et des paysages culturels. En raison de leur emplacement stratégique, certains territoires apparaissent comme une localisation de choix pour la construction ou l’achat de propriétés. Sans compter que la crise du logement actuelle amène une pression supplémentaire sur les municipalités et les MRC. Cette accumulation menace la bonne réalisation des inventaires dont la méthodologie ajoute déjà un poids administratif qu’il est impossible de nier.
Aux défis évoqués plus haut, ajoutons le manque de ressources humaines et la nécessité de pérennité des ressources financières. Par exemple, bon nombre de MRC font appel à des firmes externes spécialisées pour réaliser le préinventaire et l’inventaire de leur patrimoine immobilier. Au total, 87 MRC, 6 agglomérations et 8 villes avec compétences de MRC doivent obligatoirement réaliser un inventaire dans un même laps de temps. Cela entraîne une demande considérable et simultanée faite aux firmes spécialisées, ajoutant à cela la contrainte régionale des MRC.
Par ailleurs, le MCC a mis en place en 2020 le Programme de soutien au milieu municipal en patrimoine immobilier (PSMMPI). Cette action est déterminante pour la prise en charge des inventaires. En effet, le volet 2 du programme rend possible l’embauche d’agents de développement en patrimoine immobilier (ADPI). L’initiative permet d’outiller le milieu municipal afin de favoriser la connaissance, la protection, la mise en valeur et la transmission du patrimoine bâti. Un ADPI s’avère une ressource non négligeable dans le milieu municipal, surtout considérant les nouvelles responsabilités auxquelles il fait face. Toutefois, il est nécessaire que les personnes embauchées soient bien outillées et accompagnées par les différentes instances gouvernementales et municipales.
Malheureusement, nous constatons que les ADPI semblent questionner la pérennité du soutien financier du MCC pour leur poste. Ces derniers font également face à leurs propres défis, notamment la sensibilisation du milieu municipal. L’adoption d’un inventaire est hautement politisée. Pour assurer la pérennité et l’utilisation de ce dernier, un changement de vision doit s’opérer. Il est essentiel de poursuivre le travail en ce sens afin que toutes les instances adhèrent à la protection du patrimoine bâti.
Tous ces défis cumulés tendent à démontrer qu’il est de plus en plus incertain que toutes les MRC pourront procéder à la réalisation et à l’adoption, d’ici 2026, d’un inventaire des immeubles de leur territoire construits avant 1940, tel que prescrit par la loi. Action patrimoine constate que plusieurs MRC ne semblent pas avoir commencé le travail, alors que quelques-unes ont adopté un inventaire réalisé des années auparavant.
Réfléchir en amont
En 2020, des consultations particulières et des auditions publiques ont précédé le dépôt du projet de loi no 69 par le MCC. Dans ce cadre, Action patrimoine recommandait déjà de réaliser une consultation en amont, incluant les organismes en patrimoine et les professionnels du milieu, ceci dans le but de produire un modèle uniforme d’inventaire. Le MCC a développé une méthodologie d’inventaire, mais est-ce vraiment en cohérence avec les défis actuels et avec le peu de temps restant pour adopter les inventaires ?
Il aurait été pertinent de réfléchir à cette méthodologie en amont, pour que les MRC se sentent accompagnées dans ce nouveau processus légal. La conformité obligatoire ou non à cette méthodologie soulève des questions. En effet, la proposition du Ministère n’est pas une obligation, mais l’accès au financement admissible pour la réalisation de l’inventaire est conditionnel à son utilisation. Cela explique que plusieurs sont en réflexion à savoir s’ils utilisent un autre type de méthodologie pour avancer plus rapidement.
S’il est déjà difficile pour les MRC de s’approprier cette nouvelle méthodologie, la question du traitement des données qui seront collectées demeure. Comment le MCC les mutualisera-t-il pour les rendre accessibles ? Il est à noter que le guide des bonnes pratiques de la découvrabilité du MCC stipule ceci : dans un projet de mutualisation de données, il faut réfléchir à la gouvernance, à l’interopérabilité et à la normalisation.
L’interopérabilité est cruciale dans le développement des inventaires, ce qui permet un dialogue entre différentes plateformes, enjeu préoccupant pour le milieu municipal. C’était un aspect qui inquiétait plusieurs personnes du milieu quand Action patrimoine a publié en mars 2022 l’État des lieux sur les données d’inventaire du patrimoine bâti au Québec. Le patrimoine est multidisciplinaire et concerne plusieurs services municipaux. Les données récoltées pour constituer les inventaires doivent être interopérables pour que les différents services puissent accéder aux mêmes informations, en tout temps. Cela inclut la culture, l’urbanisme, l’aménagement du territoire, l’évaluation et les permis, pour n’en nommer que quelques-uns. S’assurer d’une telle mesure permettrait certainement une meilleure protection du patrimoine, puisque toutes les plateformes numériques internes donneraient accès au même contenu.
Et demain ?
En conclusion, Action patrimoine réitère l’importance qu’auront les inventaires du patrimoine immobilier réalisés sur l’ensemble du territoire québécois, mais se questionne sur la réalité vécue par les MRC ainsi que sur le réalisme des délais qui leur sont impartis.
Nos recommandations relatives au projet de loi no 69 et nos observations sur le terrain nous ont ouvert les yeux sur la nécessité de réaliser un État des lieux sur les données d’inventaire du patrimoine au Québec, document publié en 2022. L’implication et la participation du milieu ont permis d’en dresser un portrait réaliste en 2021.
Plus récemment, la table ronde de la série Parlons patrimoine, tenue en ligne le 6 décembre 2023, a permis de revenir sur la situation des inventaires et de noter son degré d’évolution. Force est de constater que depuis 2020, nos observations relatives aux réalités territoriales, aux ressources financières et humaines, à la méthodologie à utiliser et à l’interopérabilité des données sont toujours d’actualité. ◆
Bianca Cadieux est agente de développement culturel numérique et Renée Genest est directrice générale d’Action patrimoine.