Jouer avec le feu
Pierre Lahoud, photographe et historien
Il n’est pas étonnant qu’un lieu aussi exceptionnel que Percé ait autant fasciné peintres, écrivains et photographes : André Breton, Yvan et Claire Goll, Paul-Émile Borduas, Georgia O’Keefe, Paul Strand, Marc-Aurèle Fortin… Pour bien saisir toute la beauté de ce paysage remarquable, il faut à tout prix le voir d’en haut. Pour cela, il faut grimper au sommet du mont Sainte-Anne, très vaste plateau de roc qui offre une vue incomparable sur Percé. Pour vous y rendre, prenez le sentier de la Falaise, mais faites attention : vérifiez que vous n’êtes pas suivi par quelque étrange personnage animé de pernicieuses intentions. Car sachez qu’à cet endroit, le diable, il y a bien longtemps, a convoqué un certain Roland à une partie de dés où il lui a ravi tout ce que le pauvre homme lui avait donné en gage.
Le jeune Roland, arrivé de La Rochelle, s’ennuyait profondément en cette terre d’Amérique. Un soir, en se promenant sur la plage, il croise un homme très grand, vêtu d’une cape noire, qui lui propose de tromper son ennui en jouant une partie de dés. Roland acquiesce immédiatement. Comme il est impossible de lancer les dés sur la grève, l’inconnu désigne au loin une table qui ferait l’affaire : le sommet du mont Sainte-Anne. Le jeune homme s’agrippe à la cape de l’étranger et ils s’envolent jusqu’au sommet de la montagne.
L’enjeu de la partie est de trois pièces d’or. L’homme en noir remporte la première mise. Roland propose alors son bateau contre six pièces d’or… Même résultat ! Finalement, notre jeune étourdi augmente les enchères pour se refaire : le champ, la maison et la montre en or y passent.
Dépité, Roland s’apprête à partir bredouille et ruiné lorsque l’étranger éclate de rire et lui propose de jouer son âme contre ses gains. Roland comprend avec effroi qu’il fait face au diable en personne.
Sa passion du jeu est si forte qu’il accepte de jouer son âme contre ses gains en trois coups.
Il perd le premier et s’apprête à jouer le deuxième lorsque, soudainement, une ombre se profile sur la table de pierre. Un vieil homme propose alors à Roland de jouer à sa place. N’ayant plus rien à perdre, Roland accepte. L’homme gagne les deuxième et troisième tours. Le diable, furieux, comprend aussitôt qu’il a joué et perdu contre Dieu. Il quitte les lieux en un éclair, laissant une odeur de soufre qu’on peut encore percevoir de temps en temps.
Depuis lors, cette immense dalle de pierre porte le nom de table à Roland.
Par temps clair, ce sommet visible à plusieurs kilomètres de la mer a servi et sert encore de point de repère aux marins. En 1632, le récollet Gabriel Sagard mentionne cet endroit comme la table de Roland. La Commission de toponymie du Québec a formulé l’hypothèse que « table à Roland » est à relier à un épisode légendaire de La chanson de Roland (poème épique et chanson de geste de la fin du XIe siècle) et à la croyance populaire qui s’ensuivit. Selon la légende, Roland, neveu de Charlemagne, en voulant briser son épée Durandal pour qu’elle ne tombe pas aux mains de l’ennemi, fendit la montagne à Roncevaux. On donne ainsi le nom de Roland à des entités physiques similaires. Vue du ciel, la montagne de Percé semble vraiment avoir été tranchée par une immense épée.