Le patrimoine au cœur du développement régional
Frédérique Lavoie, agente Avis et prises de position d’Action patrimoine
La chronique Point de mire reflète la position d’Action patrimoine dans certains dossiers chauds. Cet été, elle s’intéresse à la manière dont le patrimoine peut agir comme levier de développement économique dans les milieux ruraux.
Le 18 février dernier se tenait à Québec le forum Cœurs de villes et villages, organisé par divers partenaires dont Action patrimoine. Réunissant des acteurs des milieux municipal, économique et patrimonial, cette journée a été l’occasion de se pencher sur la question de la dévitalisation des noyaux villageois. À travers les échanges, un diagnostic clair a émergé : nos villes et villages sont en train de perdre leur « âme » en raison de l’étalement urbain, de la standardisation de l’architecture et de l’évolution des habitudes de consommation. Ce constat s’est avéré partagé par les intervenants des milieux urbains autant que ruraux.
Dans les milieux ruraux plus particulièrement, les enjeux sont nombreux. C’est indéniable, les paysages s’y sont transformés à mesure que les techniques d’agriculture se sont modernisées. La préservation des bâtiments patrimoniaux y demeure assez précaire, les ressources financières et humaines y étant souvent plus limitées qu’en ville. Par ailleurs, dans plusieurs régions, la dévitalisation est décriée et le besoin d’attirer de nouveaux citoyens se fait sentir.
Existerait-il un lien entre la préservation de notre patrimoine et le dynamisme d’une région ? La vitalité sociale, économique et culturelle peut-elle se déployer à travers ce legs, particulièrement dans les plus petites municipalités où l’activité agricole domine encore ? Trop souvent perçu, à tort, comme un fardeau financier, le patrimoine, lorsqu’il est valorisé, peut agir comme un levier de développement économique essentiel pour les milieux ruraux. L’heure est venue de changer notre vision à son sujet.
L’expérience patrimoniale, une valeur ajoutée
Revenons au contexte particulier des municipalités rurales. La majeure partie de leur territoire se trouve en zone agricole. Elle est donc soumise à la Loi sur la protection du territoire et des activités agricoles (LPTAA). Sur ces terres, l’utilisation d’un lot à une fin autre qu’agricole est interdite sans l’autorisation de la Commission de protection du territoire agricole du Québec (CPTAQ). Cette réglementation soulève différents problèmes de préservation du patrimoine bâti. Par exemple, comment trouver un nouvel usage aux granges anciennes qui ne conviennent plus aux besoins de l’agriculture d’aujourd’hui ? Les propriétaires de tels bâtiments doivent se tourner vers les autres possibilités autorisées par la loi. En ce qui a trait aux usages non agricoles, la CPTAQ approuve, sous certaines conditions, la majorité des initiatives comportant un volet récréotouristique. Par exemple, les activités proposées doivent contribuer à mettre en valeur le territoire agricole. Dès lors, plusieurs optent pour l’agrotourisme, une solution prometteuse qui peut stimuler l’économie locale tout en préservant les bâtiments patrimoniaux.
Ce type de projets permet bien souvent de trouver un second usage aux bâtiments patrimoniaux en zone rurale. Les exemples sont nombreux. Le Verger Saint-Sylvestre, dans la région de Lotbinière, utilise un immeuble d’intérêt patrimonial comme pavillon d’accueil pour recevoir des groupes de visiteurs. Au Moule à Sucre, situé à Saint-Jean-Port-Joli, une ancienne grange a été transformée en magasin général spécialisé en produits du terroir. Du côté de Saint-André-de-Kamouraska, la microbrasserie Tête d’Allumette a restauré une magnifique maison mansardée datant de 1900.
De même, à la Ferme Bourdages Tradition, à Saint-Siméon en Gaspésie, une vieille grange accueille aujourd’hui les activités de vente de l’entreprise. Son ancien garage abrite pour sa part un espace muséal. Pour Jean-François Bourdages, copropriétaire de la ferme, conserver les bâtiments anciens était essentiel, même si en construire de nouveaux aurait été beaucoup plus simple. Selon lui, l’aspect patrimonial du lieu renforce énormément la qualité de la visite. Il existe en effet une réelle demande pour les expériences orientées vers l’agrotourisme, populaires en raison de leur authenticité et de leur proximité avec la nature. Par l’entremise du tourisme, le patrimoine devient alors un levier de développement rural significatif.
L’appel des paysages culturels
Pour bien comprendre les bienfaits possibles du patrimoine sur le développement économique, il faut en avoir une vision élargie intégrant la notion de paysage culturel. Ce concept plutôt abstrait représente le résultat de l’interaction entre l’humain et son environnement sur un territoire donné. Cette définition du patrimoine inclut donc le cadre bâti, mais aussi des éléments du quotidien qui échappent parfois à notre attention. Dans un milieu rural, les paysages culturels s’incarnent à travers les bâtiments agricoles, les styles architecturaux, le mode de division des terres, le type d’agriculture pratiquée, les percées visuelles, le mode de vie, etc. S’ils peuvent être très bénéfiques pour le tourisme, ils peuvent également attirer de nouveaux résidents et redynamiser des secteurs en déclin. Dans ce contexte, le patrimoine paysager n’est pas un moteur de développement direct, mais il fait partie intégrante de ce dernier.
Dans les dernières années, certaines municipalités et MRC ont réussi à attirer de nouveaux résidents par l’entremise de divers projets. Pensons au succès de la coopérative des fermettes du rang 13, à Saint-Camille, en Estrie. En 2004, confrontée au déclin de sa population et à la menace de la fermeture de son école primaire, la Municipalité s’est tournée vers les possibilités de l’agriculture à petite échelle pour attirer de nouveaux arrivants. Ainsi, pour acheter un terrain dans ce nouvel ensemble résidentiel, les citoyens devaient présenter un projet de fermette, de culture ou de jardin. Vingt-cinq familles ont répondu à l’appel, renversant la tendance démographique locale et assurant la survie de l’école primaire, qui constitue elle-même un facteur attractif essentiel.
Dans le même esprit, le programme L’ARTERRE connaît une popularité grandissante. Ces « banques de terres », qui s’instaurent graduellement dans diverses MRC, visent à créer des jumelages entre des propriétaires d’entreprise agricole établie ou de terres laissées en friche et des aspirants agriculteurs de partout au Québec qui souhaitent prendre la relève. Parallèlement, des entreprises telles que Visages régionaux, qui se spécialise en marketing territorial, choisissent de s’implanter en région plutôt qu’en ville. Cette dernière s’est d’ailleurs installée dans une maison d’intérêt patrimonial à Saint-Pascal, dans le Kamouraska, qu’elle a convertie en espace de travail partagé (coworking).
À première vue, ce n’est pas l’attrait pour le patrimoine qui incite ces gens à s’installer à la campagne. Mais ce mouvement d’exode urbain, si on peut le nommer ainsi, bénéficie grandement de la présence des paysages culturels ruraux. En effet, l’arrivée de ces entrepreneurs, agriculteurs et citoyens est souvent influencée par différents éléments : la proximité avec la nature, les possibilités du milieu rural, l’esprit de communauté, le cachet de l’endroit, la culture locale, etc. Ces paysages culturels s’inscrivent dans l’identité territoriale et peuvent susciter un fort sentiment d’appartenance. Ils résident pour ces raisons au cœur de la force d’attractivité des régions. Cet impact indirect du paysage sur le développement est malheureusement difficilement mesurable, mais non négligeable. C’est pourquoi il importe de percevoir le patrimoine bâti et paysager comme un outil de développement régional et de le mettre à profit.
La culture au cœur de la planification
Lors du forum Cœurs de villes et villages, les participants ont déploré de manière unanime les inconvénients découlant de certains développements urbains « de masse ». Les mégacentres commerciaux (power center) ont nui à la vitalité des rues principales ; la place centrale accordée à l’automobile a rendu nos milieux de vie hostiles aux piétons. De plus, trop de bâtiments ont été construits sans qu’on se soucie de leur intégration architecturale à leur environnement. Selon les participants, ces problèmes convergent vers un enjeu plus grand : la perte d’identité de nos territoires.
Or, cette précieuse identité, celle qui permet à nos municipalités de se distinguer et de rayonner, s’incarne à travers notre culture et notre patrimoine. Une partie de la solution au problème de dévitalisation résiderait-elle dans un changement de paradigme dans notre manière de penser le développement ? Serait-il possible que le développement économique découle du développement culturel, et non l’inverse ?
De son côté, le ministère de la Culture et des Communications a réalisé un guide pour familiariser le public avec le concept d’aménagement culturel du territoire. Selon le Ministère, cette approche « mise sur la richesse culturelle distinctive de la communauté pour définir l’identité du territoire et influencer les aménagements à venir ». Elle propose donc d’intégrer les composantes culturelles à la planification territoriale pour favoriser l’attractivité des milieux. Les particularités locales à valoriser incluent, par exemple, le cadre bâti, les savoir-faire traditionnels et les paysages distinctifs. Dans le même sens, nous sommes convaincus qu’il serait plus que bénéfique de concevoir le développement culturel comme une condition indispensable à un développement économique viable.
Pour parvenir à un changement de vision en faveur d’une planification du territoire basée sur une approche patrimoniale, une sensibilisation accrue des acteurs est nécessaire, autant auprès des intervenants municipaux que du public. Le colloque annuel d’Action patrimoine, qui se tiendra le 15 octobre prochain à Québec, portera sur la sensibilisation dans le domaine du patrimoine. Ce sera assurément un rendez-vous à ne pas manquer.