L’église Saint-Thomas-d’Aquin. Moderne et ancrée dans la tradition
Gaétane Dufour, historienne de l’art et auteure de La modernité devient patrimoine : l’église Saint-Thomas-d’Aquin de Saint-Lambert
L’église Saint-Thomas-d’Aquin de Saint-Lambert, inaugurée en 1968, est une œuvre signée Guy Desbarats (1925-2003). Elle s’inscrit dans la mouvance de l’après-guerre (1945-1975). Cependant, son caractère particulier réside dans ses liens de parenté avec les formes du passé, voire avec les lieux sacrés les plus anciens de la chrétienté.
L’église Saint-Thomas-d’Aquin jouit d’une belle reconnaissance à l’échelle provinciale. Dès sa création, elle attire l’attention des organismes de défense du patrimoine. Sa facture suscite des études critiques en plus de lui valoir la visite de plusieurs universitaires montréalais et de l’INRS. Sans compter qu’en 2016, elle est classée Incontournable (A) par le Conseil du patrimoine religieux du Québec.
Mais qu’en est-il à l’échelle locale ? À l’époque de sa conception, on se demande en coulisse si on en a vraiment besoin… Il existe plusieurs églises aux environs et tous ont des voitures pour s’y rendre. Par ailleurs, la diminution de la pratique religieuse est amorcée et connue. En dépit de cela, on érige l’église Saint-Thomas-d’Aquin. Le courant de création d’églises modernes tire à sa fin. Durant les années 1970, la tendance sera de construire des centres multifonctionnels.
À son ouverture et pendant plusieurs années, l’église n’est pas appréciée de tous ; une enquête révèle qu’à peine 60 % de la population aime son matériau principal, le béton brut de décoffrage. Pourtant, elle représente en soi une des œuvres d’art actuel les plus intéressantes de la Rive-Sud de Montréal, et elle intègre des sculptures de Charles Daudelin et un vitrail de Marcelle Ferron.
Récemment, elle s’est même enrichie d’un chemin de croix de Bernard Monna et d’un vitrail de Gabriel Loire, des œuvres qui ont été récupérées de l’église Saint-Gérard-Majella au moment de sa fermeture.
Des formes puisées dans la tradition
Les formes incomplètes et l’arc sont des éléments structuraux chers à l’architecte. La voûte de l’église Saint-Thomas-d’Aquin est formée par deux quarts de cercle reliés par une dalle plane. L’arc obtenu, dit « déprimé », rappelle la voûte en anse de panier des petites églises québécoises des XVIIIe et XIXe siècles. Un transept, pareillement voûté et amputé du bras gauche, évoque les plans d’églises cruciformes. Il s’agit d’un choix de l’architecte, le transept étant généralement absent des églises modernes.
Le mur de l’est rogne le coin, se prolonge et forme la paroi absidiale comprenant trois arches, une réplique de l’arc triomphal paléochrétien. Entre elles, on ne peut parler de colonne ni de chapiteau, le motif est obtenu par une soustraction de la matière. Le parcours de l’entrée vers l’arcade absidiale symboliserait le chemin qu’emprunte le chrétien pour sauver son âme. Le mur est légèrement arrondi au sommet, mais on est loin d’un hémicycle absidial. L’architecte interprète des formes historiques ostensibles, mais sans somptuosité.
L’asymétrie sous-tend l’ordonnance. Le mur de l’est est sobre et celui de l’ouest, élaboré. Successivement, celui-ci abrite un espace pour une chorale, l’autel de la réserve, une entrée, le baptistère, l’unique collatéral et les confessionnaux jusqu’à l’encoignure d’une verrière. L’éclairage naturel est assuré, en partie, par des meurtrières irrégulièrement distribuées et une claire-voie. Autre particularité, les deux autels et les allées sont désaxés par rapport au plan. De sorte qu’une part du rationalisme fonctionnaliste est sacrifiée. Paradoxalement, l’atmosphère dégagée est paisible.
Une architecture-sculpture brutaliste
L’architecte crée une architecture-sculpture grâce à la plasticité du béton. Il utilise ainsi le langage du mouvement brutaliste. Dans les années 1950 et 1960, le béton acquiert ses lettres de noblesse grâce à l’érection d’édifices institutionnels. Moulé in situ, il est une solution de remplacement du mur rideau fait de verre et de métal, considéré comme impropre à la création par plusieurs intervenants occidentaux.
En entrevue à l’époque, M. Desbarats explique ceci : « Le béton a la permanence de la pierre et le jet de sable rend ses surfaces douces et satinées […]. L’attention doit être portée à la disposition des gravillons et à la minutie du coffrage. » L’architecte insiste sur les valeurs du matériau, « la sécurité, la permanence et la franchise ne sont-elles pas une métaphore des valeurs spirituelles ? […] Une pierre moderne contre une pierre traditionnelle, toutes deux théâtralisées par la main méticuleuse de l’ouvrier, et les empreintes des planches laissées par le décoffrage animent la surface par la magie de leur répétition ». Inspiré par notre architecture ancienne, il dit « souhaiter établir un dialogue avec les traditions de l’architecture militaire et religieuse du Québec afin de donner naissance à une architecture typiquement québécoise dans l’esprit de la modernité. » L’idée suscite un débat. Les deux églises créées par M. Desbarats sont appréciées par des experts. Cependant, sa théorie ne sera pas appliquée par d’autres architectes. L’architecture québécoise suivra plutôt le mouvement moderne occidental.
Des racines encore plus profondes ?
Se pourrait-il que les piliers de l’église Saint-Thomas-d’Aquin aient une relation avec des monuments religieux beaucoup plus anciens ? En 2004, une étude des formes du lieu de culte soulignait la singularité de leur présence. Au moment de la construction de l’édifice, il était techniquement possible de réaliser des toitures très larges sans colonnes porteuses. Curieusement, les piliers constituent un élément fort de la forme de l’église, mais sans fonction structurale obligée.
Les thèmes du pilier et de l’arcade ouvrent sur un « au-delà » de l’architecture. Leur omniprésence dans les lieux de culte parlerait du divin et de l’élévation de l’âme vers une autre vie.
À la lumière de ces réflexions, la conception de l’église Saint-Thomas-d’Aquin apparaît dans toute sa complexité. Il faut savoir que l’architecte était entouré d’une équipe d’experts. Ils ne méconnaissaient sans doute pas les racines des formes des monuments religieux, ni le sens véritable d’un lieu sacré. L’église est dite « moderne », mais elle n’est pas dotée de formes lyriques, comme c’était souvent le cas à l’époque. Elle constitue une douce enceinte baignant dans une certaine pénombre favorable à la méditation. Il est intéressant de penser, ou « de croire », si on veut, à une conception inspirée par une conscience du religieux millénaire.