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Photo: J.-E. Livernois, 1899, ACPHQ

Les pilotes du Saint-Laurent. Gardiens du fleuve

La navigation sur le fleuve présente de nombreux défis. Depuis des siècles, les pilotes du Saint-Laurent assurent la sécurité des navires qui empruntent cette voie de transport des plus contrastées autour de laquelle se sont bâties l’histoire et l’identité du Québec.

La Corporation des pilotes de Québec en 1899 / Photo: J.-E. Livernois, ACPHQ

Seul cours d’eau auquel les Québécois donnent le nom de fleuve, le Saint-Laurent est un signe identitaire intimement lié à notre histoire. Pendant plus de trois siècles, il a présidé à l’édification du Québec.

Foyer de peuplement et axe d’établissement des empires commerciaux des fourrures, du bois et du blé, le Saint-Laurent a été, jusqu’à la fin du XIXe siècle, la principale voie de communication du Canada français et anglais. C’est par lui que convergeaient les navires, les hommes, les marchandises et les nouvelles d’Europe.

Depuis la Nouvelle-France (1647) jusqu’à nos jours, les pilotes du Saint-Laurent, gens du fleuve, sont au cœur de l’extraordinaire défi que représente la sécurité maritime de cette voie de navigation difficile.

Pilotage obligatoire

Les pilotes sont en effet au premier plan de la sécurité de notre environnement fluvial et des populations qui en dépendent. Rappelons que le pilote est un marin autorisé, dans une zone déterminée, à assister les capitaines dans la manœuvre et la conduite des navires pour l’entrée ou la sortie des ports ou dans les parages difficiles. C’est un spécialiste des conditions locales de navigation.

Tous les navires d’une certaine envergure qui remontent ou descendent le fleuve dans le secteur s’étendant entre Les Escoumins et Montréal − rivière Saguenay comprise − sont assujettis au pilotage obligatoire. Un pilote breveté doit monter à bord du navire.

Sur le Saint-Laurent, la zone de pilotage obligatoire est divisée en deux circonscriptions. Entre Les Escoumins et Québec (circonscription de pilotage no 2), tous les navires ayant plus de 80 mètres de longueur et une jauge brute de plus de 3300 tonneaux ainsi que les navires non immatriculés au Canada ayant plus de 35 mètres de longueur doivent embarquer un pilote breveté. Sur une distance de 140 milles nautiques, entre Québec et Montréal (circonscription de pilotage no 1), les navires immatriculés au Canada qui ont plus de 70 mètres de longueur et une jauge brute de plus de 2400 tonneaux doivent également avoir un pilote à bord.

À la pointe

Chargé de diriger un navire, le pilote est en quelque sorte une « carte marine parlante » qui se rectifie au jour le jour. Le pilote du Saint-Laurent connaît le lit du fleuve comme le creux de sa main : les îles, les récifs, les hauts fonds, les bancs de sable, etc. Il connaît bien les courants, la direction des vents, les marées, les principaux chenaux, les traverses et les mouillages.

Les pilotes du Saint-Laurent ont toujours été à la fine pointe des connaissances nautiques et des moyens technologiques visant à assurer une navigation sécuritaire. Au fil des siècles, et au fur et à mesure de l’évolution de la science nautique, les habiletés du pilote à diriger les navires océaniques ne se sont pas démenties. En effet, au XIXe siècle, le pilote sait manier la sonde de plomb, reconnaître les feux de la côte (phares) ainsi que ceux des bateaux-phares ancrés dans les chenaux du fleuve en aval et en amont de Québec. Il sait lire les messages (code de pavillons) des stations de signaux érigées près des phares.

À l’ère des communications électroniques, le pilote utilise quotidiennement le GPS (système de géolocalisation par satellite), le radar, le sondeur et les autres instruments de navigation sur la passerelle des navires.

Les pilotes sont en formation continue. En 2005, la Corporation des pilotes du Bas Saint‑Laurent inaugurait le Centre de simulation et d’expertise maritime dans le port de Québec afin de parfaire la formation des pilotes. Cet équipement de haute technologie reproduit, entre autres, une timonerie avec une vision à 330 degrés.

Lieux de mémoire

Baie-Trinité

Si on consulte les cartes marines du XIXe siècle, on constate des mentions de la présence des pilotes du Saint-Laurent. Je citerais notamment le guide d’instruction nautique Sailing Directions for the Gulf and River St. Lawrence de l’amiral Henry Wolsey Bayfield, qui indiquait en 1846 des mouillages sur la rive nord, où des capitaines de vaisseau pouvaient trouver des pilotes. Ceux-ci avaient l’habitude de poster leurs chaloupes ou leurs goélettes dans les parages compris entre l’anse Saint-Augustin et la pointe du Caribou, à Baie-Trinité : « Pilots schooners are often to be met with off Point de Monts, and pilots boats frequently wait off Caribou Point, at Trinity Bay, near the lighthouse on Point de Monts, and St. Augustin Cove. »

Le Bic et l’île Verte

Le havre du Bic évoque lui aussi la présence des pilotes qui dirigeaient les navires « pour et en aval du havre de Québec / for and below de Harbour of Québec ». Depuis 1730, l’île du Bic était, en effet, une station de pilotes pour les quelques vaisseaux du roi qui remontaient le fleuve jusqu’à Québec.

Richard Testu de La Richardière, natif de L’Ange-Gardien, fut nommé « pilote du roi » en 1726, et capitaine de port à Québec jusqu’en 1741. À l’ouverture de la saison de la navigation, La Richardière et ses aides se rendaient dans les parages de l’île Verte et de l’île du Bic pour y attendre les vaisseaux du roi. De là, les navires se suivaient en convoi jusqu’à la baie de Tadoussac, où les équipages faisaient relâche pour se procurer de l’eau et des vivres. Ils continuaient leur route par le chenal du Nord, de l’île aux Coudres jusqu’au cap Tourmente, puis ils empruntaient la traverse du Nord, formée par les îles Madame et Ruau, à l’est de l’île d’Orléans. À la faveur du régime des vents, ce n’est qu’après un voyage de 8 à 10 jours que les vaisseaux jetaient l’ancre devant Québec. Aujourd’hui, La Richardière a laissé son nom à une anse et au traversier de l’île Verte, que les Québécois peuvent emprunter sur la Route des Navigateurs.

L’île du Bic fut maintenue comme station de pilotes au début du Régime anglais (1762) et durant tout le XIXe siècle.

La pointe au Père

Carte postale anonyme représentant la station de pilotage de Pointe-au-Père en 1909 / Source: coll. Jean Leclerc

Quand la limite est du pilotage a été prolongée au-delà de l’île du Bic, la station de pilotage de Pointe-au-Père est devenue témoin de la présence des pilotes du Saint-Laurent. Elle l’a été durant 154 ans, de 1805 à 1959. D’abord « lieu de rendez-vous » à partir duquel les pilotes allaient à la rencontre des vaisseaux qui remontaient le Saint-Laurent, la pointe au Père a été, à partir d’avril 1861, la station d’embarquement des pilotes de ligne, soit ceux qui étaient qualifiés pour diriger des vaisseaux mixtes à voile et à vapeur qui transportaient tant des passagers que la « malle transatlantique ».

En 1860, avec la constitution de la Corporation des pilotes pour le Havre de Québec et au-dessous, des changements avaient en effet marqué l’organisation du service de pilotage : des goélettes-pilotes patrouillaient désormais le fleuve pour l’embarquement des pilotes à bord des navires en quatre stations réparties entre l’île Verte et le cap Colombier (Côte-Nord). Pendant 44 ans, de 1860 à 1904, des goélettes à voile effectuèrent le transport des pilotes sur le Saint-Laurent, jusqu’à ce qu’elles s’avèrent inadaptées à la vitesse des vapeurs transatlantiques.

En 1905, quand le ministère de la Marine se chargea du service de bateaux-pilotes à vapeur, la pointe au Père est devenue la station unique d’embarquement des pilotes en aval de Québec. Rappelons qu’un an plus tôt, en 1904, la Corporation des pilotes de Québec avait vendu ses dernières goélettes à voile et que le transport des pilotes et les opérations d’embarquement et de débarquement au large de Pointe-au-Père s’effectuaient désormais avec les bateaux-pilotes à coque de fer : le Champlain (1905), l’Eureka (1906), le Jalobert (1923), son auxiliaire le bateau à moteur Abraham-Martin (1928) et le Citadelle (1936).

Divers facteurs déterminants entraînèrent ensuite le déménagement de la station d’embarquement sur la rive nord du Saint-Laurent, à l’anse aux Basques (Les Escoumins). Parmi eux : l’abandon progressif du chenal du Sud par les pilotes et la fermeture de la station de quarantaine de Grosse Île, qui incitèrent le ministère des Transports à améliorer le chenal du Nord. En 1959, en raison de l’avènement de la navigation d’hiver, de l’ouverture de la Voie maritime du Saint-Laurent et des meilleures conditions de climat, de brume et de glace du chenal du Nord, l’anse aux Basques devint officiellement la station d’embarquement des pilotes du bas Saint-Laurent. Le 8 avril 1960, la station des Escoumins, dont l’infrastructure n’était pas terminée, entrait en service avec les bateaux-pilotes Abraham-Martin II et CGS Citadelle.

Traces monumentales

Les pilotes de Pointe-au-Père ont fait l’objet d’une attention particulière de la Commission des lieux historiques du Canada. En effet, à l’été 2002, alors que je terminais la rédaction de ma thèse de doctorat, Parcs Canada me confiait la rédaction de la demande de reconnaissance de l’importance historique des pilotes du Saint-Laurent.

Je me rappelle encore ce matin fébrile du 4 octobre 2002, à l’auberge La Marée douce (ancienne maison du pilote Louis-Marie Lavoie au XIXe siècle), où je mémorisais le discours que je devais présenter en après-midi au Lieu historique national du Phare-de Pointe‑au‑Père. Pierre Camu, géographe, me salua en me disant qu’il avait commencé la lecture de ma thèse, « mon vaisseau d’écriture ». Ce jour-là, en présence de nombreux dignitaires, le gouvernement du Canada honorait les pilotes du Saint-Laurent en dévoilant une plaque en bronze tout près du phare en béton érigé en 1909.

Les plaines d’Abraham

Le toponyme « plaines d’Abraham », nom sous lequel est mieux connu des Québécois le parc des Champs-de-Bataille, est lui aussi lié à l’histoire des pilotes du Saint-Laurent. Il fait référence à un personnage à la fois pêcheur en haute mer et pilote hauturier : Abraham Martin dit l’Écossais (1589-1664), arrivé en Nouvelle-France vers 1620 avec sa femme Marguerite Langlois. Un acte du notaire Claude LeCoustre daté du 27 décembre 1647 dit d’Abraham Martin qu’il est « pilote royal en Nouvelle-France ». Décédé le 8 septembre 1664, le célèbre pilote a aussi laissé son nom au cap Martin, une falaise abrupte et remarquable qui s’avance dans le fleuve à environ 5 kilomètres en amont du cap aux Oies dans Charlevoix.

Un monument lui rendant hommage a été dévoilé le 12 mai 1923 par le Canadien Pacifique. Cette œuvre du sculpteur Henri Hébert (1884-1950) forme une basse colonne carrée en granit surmontée de chardons, l’emblème de l’Écosse. On y aperçoit, sculptée en bas-relief sur les quatre faces de la colonne, la fleur de lys de France sur un horizon de mer. Une inscription en français et en anglais se lit comme suit : « Ce monument rappelle au passant Abraham Martin, dit l’Écossais, premier pilote du Roy sur le Saint-Laurent et laboureur des plaines illustres qui portent son nom. / This monument recalls to passers by Abraham Martin called “The Scot” first “Kings Pilot” on the St. Lawrence who tilled the land on the illustrious Plains which bear his name. » Initialement localisé près du hangar 28 sur la jetée du bassin Louise, le monument a été déplacé à l’intersection des rues Dalhousie et Abraham-Martin à l’inauguration de cette dernière, le 18 avril 1963.

Deschambault

Monument des pilotes et marins de Deschambault / Photo: Jean Leclerc

Dans la circonscription de pilotage de Montréal, le monument des pilotes et marins de Deschambault fut érigé le 4 août 1963 sur le cap Lauzon. Ce monument fut dévoilé à l’occasion du 250e anniversaire de fondation de la paroisse de Deschambault (1713-1963), située à 65 kilomètres à l’ouest de Québec. Le pilote Alexis Gauthier (1904-2003), qui était président du Comité des pilotes et marins de Deschambault, avait entrepris une collecte de fonds auprès des pilotes de la circonscription de Montréal pour ériger ce monument.

Lors du dévoilement, le président de la Corporation des pilotes du Saint-Laurent Central (fondée en 1959), Orance Hamelin, déclara, selon ce que rapporte Le Soleil du 5 août 1963 : « Les pilotes de Deschambault n’ont pas seulement fourni leur apport au développement économique de notre province, mais aussi fait connaître le Québec sur toutes les mers du monde, puisqu’ils ont été les premiers représentants du Canada auprès des bateaux qui entrent dans le Saint-Laurent. » Patrie des pilotes d’en haut, Deschambault avait fourni jusqu’à 54 % des apprentis-pilotes en 1880, et cette localité était, en 1897, le lieu de résidence de 60,7 % des pilotes de navires entre Québec et Montréal.

Le monument de granit gris, surmonté d’un fanal rouge, représente un phare. Il y est inscrit : « Hommage des pilotes et marins. Naviguer, c’est prévoir. 1963 ». Plus récemment, la Municipalité fit inscrire les noms de marins décédés au cours de la Seconde Guerre mondiale : « Souvenons-nous des trois marins de Deschambault : Roland Julien, Ange-Albert Naud, Clément Montambault, disparus en 1941 sur l’océan Atlantique, Seconde Guerre mondiale 1939-1945 ».

Le Moulin de la Chevrotière de Deschambault offre aux visiteurs une exposition intitulée Savoir – faire – durer : l’art des gens de métier, dans laquelle sont mis en évidence le savoir-faire des artisans du bois, du fer et de la pierre ainsi que celui des pilotes du Saint‑Laurent, de Québec à Montréal.

Enracinés dans le fleuve

 

es pilotes du Saint-Laurent font corps avec l’histoire du Québec. La circonscription de pilotage de Québec, la plus ancienne du Canada, a fait l’objet de nombreuses commissions d’enquête et a toujours fasciné les législateurs, les hommes politiques, les armateurs et l’ensemble des utilisateurs du fleuve. Le juge Yves Bernier (1916-2013), qui a présidé le Rapport de la Commission royale d’enquête sur le pilotage (1962-1971), a laissé une étude incontournable pour ceux et celles qui s’intéressent à l’histoire du pilotage.

Rapport Bernier, 1970 / Source: coll. Jean Leclerc

En 2010, la Corporation des pilotes du Bas Saint-Laurent célébrait le 150e anniversaire d’obtention de son premier acte constitutif, qui créait le 19 mai 1860 la Corporation des pilotes pour le havre de Québec et au-dessous. La plus ancienne corporation de pilotes en Amérique du Nord avait alors un effectif de 250 pilotes brevetés pour assurer le service de pilotage entre le havre de Québec et l’île du Bic.

Colonne vertébrale du Québec, le fleuve Saint-Laurent évoque la présence des pilotes de bien des manières. À ses abords, les clochers des églises, marques de terre, servaient et servent encore de repères d’alignement dans le chenal des navires, de Québec à Montréal. Les phares, nos « châteaux fluviaux », de l’île Verte (1809) à Pointe-des-Monts (1830), sont des aides à la navigation témoins, depuis le début du XIXe siècle, du travail acharné de nos pilotes pour mener à bon port les navires qui remontent et descendent le Grand Fleuve.

Les pilotes ont payé un lourd tribut au fleuve : sur une période de 40 ans, entre 1815 et 1855, 87 pilotes brevetés, 23 apprentis et 23 hommes à gages qui les accompagnaient en chaloupe à voile ou en goélette-pilote s’y sont noyés.

Le Ship Voni 1876 par Eustache Doiron, pilote (1829-1889) / Source: coll. Jacques Bouffard, dans Les pilotes du Saint-Laurent, 1762-1960, Analyse du tableau, p. 412-413

Sur la pointe à Carcy, lorsque je regarde le va-et-vient des bateaux-pilotes devant Québec, entre les navires et le bassin Louise, je revois tous ces pilotes que j’ai repêchés un à un dans les archives du Port de Québec et de la Corporation des pilotes de Québec.

Cet article est disponible dans :

Patrimoine maritime. Cap sur le Saint-Laurent

Automne 2016 • Numéro 150

Et vogue le navire !

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