L’hiver en pays maritime
Jean-Marie Fallu, historien
Au cours de l’histoire, les Gaspésiens ont dû se familiariser avec l’hiver. Laissés à eux-mêmes, ces gens de mer ont appris à affronter les contraintes de la saison du frimas afin de profiter de ses bienfaits. Portrait de l’adaptation d’une collectivité maritime à cette longue période de froidure.
La Gaspésie est renommée pour être un endroit où il neige beaucoup. Autrefois, il n’était pas rare de connaître jusqu’à cinq mètres de précipitations par hiver.
Les premiers témoignages de la relation des Gaspésiens à l’hiver viennent des Mi’gmaq. Aussitôt la neige venue, ils entrent dans la forêt pour chasser. Surtout l’orignal et le caribou. Lors de leurs déplacements, ils campent dans des wigwams s’apparentant à des abris de fortune, comme en témoigne le père Le Clercq qui les accompagne, vers 1686. « Le soir nous obligea […] de faire une cabane, afin d’y passer la nuit. Il fallut, pour la rendre autant commode que le pays le pouvait permettre, faire un trou dans la neige, haute de quatre à cinq pieds, laquelle nous fûmes obligés de jeter avec nos raquettes, jusqu’à ce que nous eûmes trouvé la terre, que notre sauvagesse couvrit de branches de sapin toutes verdoyantes, sur lesquelles nous nous couchâmes durant la nuit […]. »
Des déplacements parfois risqués
Au début de la colonie, l’hiver paralyse tout. Il est impossible de voyager sur l’eau et tout déplacement terrestre s’avère difficile, sinon risqué. Les premiers missionnaires français empruntent l’usage de la raquette aux Autochtones qui s’étaient eux-mêmes inspirés des longs sabots du caribou. Le mocassin et la traîne sauvage, ou toboggan, consolident l’arsenal de marche emprunté à la tradition autochtone pour survivre. À la géographie accidentée de la péninsule combinée aux grandes distances à parcourir, il faut affronter les rigueurs de l’hiver gaspésien caractérisé par la neige abondante, les froids polaires et les vents tenaces.
Au Régime anglais, comme le souligne Charles Robin, en 1787, le trajet entre la Baie-des-Chaleurs et Québec prend vingt jours en hiver. Le long du littoral nordique, le postillon Timothée Auclair note vers 1860 que plusieurs itinérants, manquant de prévoyance, risquent leur vie en circulant en plein hiver dans le portage de Grand-Étang : « Le printemps, à la fonte des neiges, on trouvait leurs cadavres gelés tout le long de la côte, surtout entre Grand-Étang et Anse-à-Valleau. »
L’indispensable pont de glace
Pour briser leur isolement pendant la dure saison, les insulaires de l’île Bonaventure ne peuvent compter que sur un chemin de glace, ou pont de glace, qui, lorsque le climat le permet, relie l’île au village de Percé. Pour Auguste Béchard, ce lien s’avère, en 1858, un moyen de survie : « […] en hiver, il n’y reste que les insulaires véritables, au nombre de 10 ou 12 familles, qui se trouvent alors tout à fait isolées, quand le grand froid ne leur construit pas un pont de glace, ce qui arrive assez rarement. »
En 1938, l’écrivaine Marie Le Franc décrit ce pont de glace. « La mer a commencé à raisir entre l’île et la côte. C’est bon signe. On aura le Pont de glace pour Noël. Chaque hiver, le Pont de glace était leur espoir. Il leur permettait de reprendre contact avec la grande terre. Mais il fallait aider la nature. Le pont ne se formait pas tout seul. […] Tout le monde s’y mettait. […] Ceux de Percé l’amorçaient en même temps de leur côté; mais ils y mettaient moins d’enthousiasme. C’étaient les plus pauvres des pêcheurs qui s’étaient décidés à venir, pour gagner le salaire d’un dollar par jour que le Ministère de la Voirie accordait pour ces sortes de travaux. Les deux équipes se rencontreraient au milieu. […] Le jour vint où le Pont de glace fut terminé et déclaré sans danger. Dès le lendemain, chacun avait affaire au continent. […] Le dimanche suivant, les femmes purent aller à la messe à l’église de Percé et se sentirent redevenues chrétiennes. Le Pont de glace durerait jusqu’à la débâcle du printemps. »
Des aliments pour passer l’hiver
Compter sur suffisamment d’aliments pour passer l’hiver devient un souci constant pour le Gaspésien. Même s’il chasse, trappe, ou pêche sur la glace, le chef de la maisonnée peut mettre en péril la survie de sa famille s’il manque de prévoyance. En 1857, l’abbé Gingras remarque qu’à Newport, les malheurs des habitants en période froide sont attribuables à leur oisiveté et au manque de tabac. Avec le temps, ils apprendront à faire des réserves en prévision de l’hiver. Après les récoltes d’automne, il faudra bien conserver les légumes, viandes et poissons. Selon le produit, on aura recours au séchage, au salage, au fumage, à la cuisson, à la macération ou à la congélation.
L’ajout d’une cave à la maison permettra de conserver au frais les légumes, le hareng salé et les conserves. La cave est alors divisée en pors (enclos). On y trouve les pors à patates, à navets, à carottes, etc. Sur les fermes, de plus grands besoins d’entreposage nécessitent l’aménagement de caves du dehors, ou de caveaux. Le caveau se trouve à l’écart de la maison et souvent dans le versant d’un talus. Sa structure en maçonnerie et en bois est à demi enfouie dans le sol. Avant de le remplir, on a soin de le passer à la chaux et de bien l’aérer.
Passe-temps hivernaux
La Gaspésie est renommée pour être un endroit où il neige beaucoup. Autrefois, il n’était pas rare de connaître jusqu’à cinq mètres de précipitations par hiver. Il fallait alors s’occuper. Dans la première semaine de décembre, on profite du croissant de la lune pour faire boucherie. On tue le cochon mais aussi le bœuf. On sauve presque tout du porc, qui forme la base de l’alimentation en viande. Comme il chauffe au bois, le cultivateur monte en forêt durant l’hiver y couper ce qu’il utilisera l’année suivante. Rentrer le bois pour chauffer le poêle et faire le train de la grange sont des tâches qui reviennent aux garçons. En décembre, les femmes et les filles préparent les plats pour la période des Fêtes. Après les Fêtes, elles s’activent à la confection des vêtements : elles filent, tissent et tricotent.
La neige devient aussi un cadeau du ciel pour les amants des sports de plein air. Les enfants profitent du froid, jouent dans la neige, font des bonshommes, glissent en toboggan ou sur la croûte en enfourchant leurs tape-culs. On patine et joue au hockey sur des étangs gelés ou des patinoires de fortune arrosées le vendredi soir ou le samedi matin. Les gardiens de but utilisent des catalogues Eaton comme jambières. C’est le bonheur dans la simplicité.
Un bon temps pour fêter
Saison longue et inactive, l’hiver est un bon temps pour fêter. Et effectivement, une fête n’attend pas l’autre. Noël donne le coup d’envoi à cette période de réjouissances qui se termine au Mardi gras. Avec la randonnée à l’église en carriole, la messe de minuit, les cantiques, le réveillon, Noël est la fête religieuse la plus importante et la plus flamboyante. Suit le jour de l’An marqué par l’échange d’étrennes, le geste solennel de la bénédiction paternelle et la réunion de famille au repas du midi. On se visite pour se souhaiter « bonne et heureuse année ». Au XIXe siècle, le 1er janvier est salué bruyamment. « Tous les colons, rappelle le postillon Auclair, avaient des fusils à pierre avec lesquels ils chassaient le gibier de mer. Ils faisaient une grande dépense de poudre. Le jour de l’An, on en brûlait une quantité incalculable. Le 1er janvier, dès la première heure, des groupes se formaient et allaient de maison en maison éveiller les gens à coups de fusil. Plus la fusillade était vive, mieux était réussi l’effet. Le maître de la maison ouvrait alors sa porte. On se souhaitait la bonne année. On prenait un « p’tit coup »; on mangeait des croquignoles puis on se rendait à une autre maison dont on réveillait le maître en tirant de 80 à 90 coups de fusil. Là se répétait la même cérémonie. Le soir, on avait fait le tour de toutes les maisons du poste et même des postes voisins. […] Malgré la grande quantité de « p’tits coups », pris par ces gaillards, j’en ai rarement vu un en boisson. On savait mieux boire qu’aujourd’hui. Il n’y avait pas de prohibition. » Comme le précise le postillon Auclair, « tous cependant avaient dans leur maison pour l’hiver de bons gros barils de whiskey blanc ou de rhum. L’alcool était ce qui se vendait alors le meilleur marché ».
Cette période de festivités (janvier-février) qui se déroule jusqu’au Mardi gras est un temps propice pour les mariages et les noces. Souvent, les festivités durent quelques jours. On organise aussi des veillées du bon vieux temps. On dit que les longues veillées d’hiver gaspésiennes ont contribué à la naissance et à la conservation d’une riche tradition folklorique nourrie par la musique, la chanson, le conte et la légende.