L’ouvrier pas ordinaire des Augustines
Denis Robitaille, Chargé de projet en patrimoine au monastère de l’Hôpital général de Québec.
Entre 1768 et 1808, les livres de comptes des Augustines de l’Hôpital général de Québec mentionnent fréquemment Pierre Émond. Il y est appelé « notre menuisier », « notre menuisier-entrepreneur » ou tout simplement « notre ouvrier ordinaire ». En parcourant les bâtiments historiques du monastère, il suffit de promener le regard pour découvrir son œuvre. Pendant 40 ans, il a laissé sa marque lors de menus travaux, mais parfois aussi lors de chantiers d’envergure. Les boiseries que le visiteur admire aujourd’hui sont, pour la plupart, de sa main. Le monastère de l’Hôpital général de Québec constitue un magnifique hommage à cet artisan qui, après la Conquête, a perpétué la tradition de l’ornementation et de la sculpture de la Nouvelle-France.
Dans la région de Québec
Le menuisier-sculpteur naît dans la paroisse Notre-Dame-de-Québec le 24 avril 1738 de parents « non mariés ensemble », précise son acte de naissance. Il est recueilli par Pierre Émond, de Rivière-Ouelle, dans le Bas-Saint-Laurent, qui lui donne son nom. Ses biographes suggèrent qu’il aurait suivi sa formation à l’atelier de François-Noël Levasseur et de Jean-Baptiste-Antoine Levasseur, ou à celui de Jean Baillairgé, tous trois des sculpteurs établis à Québec.
Pierre Émond commence sa carrière à 21 ans, et son carnet de commandes se garnit sans discontinuer. C’est aussi à ses débuts qu’il acquiert un terrain en haute ville de Québec, sur lequel il construit sa maison. En 1662, il épouse Françoise-Régis Navarre. Le couple habitera au 20-22, rue Hébert toute sa vie.
Comme menuisier, il supervise la construction du château Bellevue (1778) au Petit Cap, à Cap-Tourmente, et dirige la reconstruction de l’église des Augustines de l’Hôtel-Dieu de Québec (1800), en plus de réparer des clochers, de restaurer des chapelles et de dessiner des églises. À partir de 1785, il se consacre davantage à la sculpture ornementale et statuaire. Cette année-là, il assure l’ornementation de la chapelle de Mgr Jean-Olivier Briand, évêque de Québec, située dans l’aile de la Procure du Séminaire de Québec. Réalisé quatre ans plus tard, le maître-autel de l’église de Saint-Pierre, sur l’île d’Orléans, est une autre de ses œuvres majeures qui nous sont parvenues.
À l’Hôpital général de Québec
De leur côté, les Augustines de l’Hôpital général de Québec sortent grandement appauvries par les soins qu’elles ont prodigués aux combattants de la guerre de la Conquête. Elles consacrent ensuite leurs maigres ressources à leur mission première auprès des pauvres et des vieillards. Cependant, les bâtiments de leur complexe conventuel et hospitalier réclament de nombreux travaux. Pierre Émond devient, à partir de 1769, l’un des principaux artisans de cette remise en état. Voici trois de ses interventions majeures, réalisées dans l’église, l’apothicairerie et le cloître.
Après plusieurs réfections dans le monastère, le réaménagement de l’église est son plus important chantier. À leur arrivée en 1693, les Augustines avaient procédé à certaines modifications de l’église construite par les Récollets en 1671 et, depuis, celle-ci était restée essentiellement inchangée. Pierre Émond achève de l’adapter aux besoins des religieuses et lui donne l’aspect qu’on lui connaît aujourd’hui. Ce travail, commencé en 1769, comprend la démolition des autels latéraux, la reconstruction du retable et de la voûte, la dépose et la repose des lambris, l’aménagement d’une arcade à la chapelle du Saint-Cœur-de-Marie, la construction d’un nouveau caveau pour la dépouille de l’évêque fondateur de l’établissement, Mgr de La Croix de Chevrières de Saint-Vallier, la rénovation intérieure du chœur, la réfection de la toiture et, enfin, la construction d’un clocher à deux niveaux. Même si le menuisier procède à des modifications majeures, il parvient à respecter les caractéristiques du style « à la récollette » qui a exercé une grande influence sur la construction des églises au temps de la Nouvelle-France.
En 1770, Pierre Émond entreprend l’aménagement de l’apothicairerie. Une fois la reconversion des espaces complétée, il confectionne les armoires de pharmacie. Le manteau de cheminée Louis XV constitue alors le centre d’un lambris qui occupe le mur entier et auquel font face trois imposantes armoires vitrées. En 1972, les Augustines transforment la pièce en salle à manger. Le foyer demeure en place et les armoires de pharmacie sont préservées.
Le grand escalier du cloître est une autre réalisation remarquable du menuisier. Le journal du dépôt du monastère signale l’octroi de ces travaux en 1789 : « Nous fîmes refaire ensuite en merisier le Grand escalier à deux étages au-dessous duquel se trouve l’Oratoire du St Nom de Marie, ouvrage qui fut estimé avec le grand châssis à 1500 livres mais Mr Emond laissa le tout pour 700 livres. » Situé au carrefour de la circulation à l’intérieur du cloître, cet escalier à trois volées se distingue par la légèreté de sa structure, l’élégance de son volume et la finesse des pièces tournées.
Un ami des Augustines
Pendant toutes ces années, les Augustines entretiennent des relations cordiales avec leur menuisier. Dans les archives de la communauté, il n’y a pas de contrats entre elles et lui. Les livres de comptes font état de paiements annuels pour des travaux généralement non précisés. Son travail fait, semble-t-il, partie de la vie ordinaire du monastère. Souvent, le menuisier accepte de financer lui-même les travaux et d’avancer les sommes nécessaires pour payer la main-d’œuvre. Un manuscrit de l’histoire de la communauté témoigne de cette bonne entente : « Depuis quelques années, il avait fallu faire de temps à autre diverses réparations tantôt ici, tantôt là. Le sieur Emond, menuisier-entrepreneur, s’était montré, comme toujours, libéral et accommodant. » Cette souplesse pour les paiements et les tarifs avantageux consentis par Pierre Émond illustrent bien la confiance qui existait entre les religieuses et lui, de même que son attachement pour leur maison. D’ailleurs, le dernier document des archives de la communauté qui mentionne son nom le certifie. Une quittance signée le 21 octobre 1809 en faveur de la veuve du menuisier indique que les Augustines lui devaient la somme 1713 livres et 13 sols à son décès, survenu le 3 octobre 1808.
Le couple Émond-Navarre n’a pas eu d’enfants, et le menuisier-sculpteur n’a pas formé de successeurs. La tradition de la sculpture et de l’ornementation de la Nouvelle-France s’éteint avec lui. En effet, pendant qu’il exerçait son métier, ses collègues s’inspiraient déjà des nouvelles influences apportées par la Conquête.