Lumière sacrée
Marie-Dina Salvione, chargée de cours à l’École de design de l’UQAM
« Pas d’architecture sans lumière », affirme-t-on presque systématiquement dans les ouvrages consacrés à cet art de bâtir. C’est que ce matériau intangible participe à l’expérience d’un lieu en en révélant les caractéristiques et l’atmosphère. Exploration de sa « mise en forme », de sa précarité et de sa conservation dans les églises modernes.
Mystère et lumière
L’expression « lumière mystérieuse » représente bien le type d’éclairage qui s’impose habituellement pour traduire le mystère dans l’architecture sacrée. L’usage de la lumière et de l’ombre a d’ailleurs fait l’objet d’une quête continue, voire d’une fascination, dans la création d’atmosphères pour les lieux de culte. En effet, dans le domaine spirituel, les références à la lumière et à l’ombre sont incessantes, et elles se sont matérialisées dans le bâti religieux. Il n’y a qu’à penser au chatoiement des surfaces de l’architecture byzantine, aux murs de lumière du gothique ou aux effets d’optique du baroque. Or, si la symbolique de la lumière ne semble pas avoir tellement évolué avec les époques, ses modes d’expression formels se sont quant à eux transformés, particulièrement dans la foulée du mouvement moderne en architecture.
L’église moderne
Le XXe siècle est caractérisé par une innovation que l’apparition de nouveaux matériaux et de nouvelles techniques de construction a suscitée. À l’échelle occidentale, l’architecture moderne est née d’un contexte de renouveau sociopolitique et culturel important, qui a réactualisé plusieurs typologies d’édifices, allant du résidentiel au commercial. L’Église n’a pas été en reste. D’un point de vue architectural, le renouveau liturgique catholique a débuté dans certains pays d’Europe occidentale dès le premier après-guerre. Celui-ci représente une période d’exploration formelle inégalée, amorcée avec la volonté de l’Église de renouveler son rapport aux fidèles. Cette grande transformation est née d’une réforme du culte, puis s’est matérialisée dans les édifices. En témoigne l’architecture d’églises parfois innovantes qui se référaient alors au modèle de l’Église primitive (Domus Ecclesiae) : celui d’un lieu de rassemblement à l’échelle des fidèles, caractérisé par sa simplicité et son dépouillement.
Sur le plan international, ce mouvement de renouveau a crû à des vitesses relatives, d’abord dans le contexte de la reconstruction européenne, puis dans la foulée de l’étalement urbain qu’ont connu la plupart des pays occidentaux. Bien plus qu’un style, l’architecture sacrée moderne était avant tout une manière de construire qui témoignait d’une nouvelle compréhension que l’Église avait d’elle-même. De nombreux édifices cultuels ont été de véritables laboratoires formels, des commandes prisées par les architectes, qui en ont fait l’objet d’explorations artistiques souvent soutenues par le clergé. Cette période d’essor s’est essoufflée peu après le Concile Vatican II, non sans nous avoir légué une grande part d’édifices qui aujourd’hui, plus d’un demi-siècle après leur réalisation, incarnent toujours l’innovation.
Des matériaux tangibles et intangibles
Les matériaux ont joué un rôle prépondérant dans cette production. Le béton armé a rapidement été adopté pour sa polyvalence. L’étendue des formes qu’il permettait de créer, sa plasticité et son faible coût en ont fait un matériau privilégié. Dès les années 1920, en France et en Suisse, les églises Notre-Dame-de-la-Consolation et Saint-Antoine de Bâle ont été les premières entièrement construites en béton brut apparent. Leurs intérieurs sont encore aujourd’hui baignés d’une abondante lumière colorée qui pénètre par les façades, généreusement ajourées. Après la Seconde Guerre mondiale, dans un registre bien différent, le béton a permis de créer des formes complexes qui, par leur expressivité, correspondaient bien à la nature symbolique des lieux de culte. Dans le Québec des années 1960, particulièrement dans la région du Saguenay–Lac-Saint-Jean, le mouvement des églises blanches présente des exemples remarquables de ces édifices aux formes flamboyantes.
Les ossatures légères d’acier, plus répandues en Europe, ont conféré à certains édifices un caractère sobre et rationnel qui s’effaçait toutefois pour laisser une place prépondérante au revêtement. C’est le cas à l’église Sankt Pius, près de Lucerne (Suisse). Ses murs sont composés de plaques de marbre translucides insérées dans une fine structure métallique. L’ensemble forme une enveloppe diaphane qui filtre la lumière naturelle et plonge l’assemblée dans une ambiance tamisée.
Enfin, les structures de bois lamellé-collé, qui étaient appréciées pour leur résistance structurelle, dotaient aussi la nef d’un caractère monumental et chaleureux, comme dans l’église Saint-Maurice-de-Duvernay. En plus de générer la forme de l’église, ces matériaux modernes ont été à l’origine d’une variété d’ouvertures conçues sur mesure pour contrôler, moduler et filtrer la lumière à l’aide du verre. Ce dernier, transparent ou translucide, clair ou coloré, se déclinait en de multiples produits industrialisés, des feuilles de verre cathédrale aux briques prismatiques. Enfin, au rang des surfaces filtrantes, il faut encore mentionner les vitraux conçus par des artistes collaborateurs. Figuratives ou non, ces œuvres sont nombreuses, innovantes et de natures matérielles diverses, allant de la dalle de verre aux surfaces polymères.
« Mettre en forme » la lumière
Nombre de réalisations remarquables prouvent que les architectes se sont intéressés à l’illumination des espaces cultuels. Pour ces « bâtisseurs d’églises », la lumière constituait un matériau de choix. D’un point de vue strictement fonctionnel, elle a permis au célébrant et aux fidèles de voir afin de lire et de se déplacer. Dans les exemples d’intérieurs particulièrement réussis, l’usage de l’éclairage a démontré plus qu’une simple recherche d’effets. Savamment modulée, la lumière souligne les éléments de structure ou révèle la forme de l’espace intérieur. C’est le cas à l’ancienne église Saint-Gaétan (aujourd’hui Première église évangélique arménienne) de Montréal. Dans cet espace, l’architecte a inséré une bande vitrée entre le voile de la toiture et les murs latéraux, ce qui permet au jour de s’infiltrer. Plus que l’éclairage, ce dispositif confère un effet de légèreté à la nef. Il arrive également qu’au contact des matériaux, la lumière éveille les textures et les mette en valeur pour enrichir le décor. L’église Christ Memorial Lutheran témoigne avec éloquence de cette stratégie grâce à une lumière naturelle qui, sans qu’on en voie la source, pénètre à la cime des murs légèrement inclinés et ruisselle sur les surfaces de béton brut exposées.
De manière plus scénographique, l’éclairage a été utilisé pour organiser visuellement l’espace liturgique en soulignant la présence des pôles selon leur importance dans le culte. La mise en valeur du sanctuaire a fait l’objet des stratégies les plus élaborées, aux connotations souvent symboliques ou métaphoriques. Il était par exemple courant de voir le maître-autel, surmonté d’un imposant lanterneau, former une zone très lumineuse adjacente à la nef, plongée dans la pénombre. Cette scénographie a été déclinée de nombreuses façons, parfois spectaculaires. C’est le cas à l’église Madonna dei Poveri de Milan, où la lumière projetée par le lanterneau est filtrée par une résille de béton moulée qui module le jour. L’espace liturgique de la nef a lui aussi fait l’objet d’attentions particulières en matière d’illumination. Il suffit de penser au « mur de lumière » de la remarquable chapelle Notre-Dame-du-Haut à Ronchamp de Le Corbusier. En plus de doter le mur latéral d’une densité imposante, les profondes ouvertures évasées projettent sur les fidèles une lumière diffuse, colorée par les vitraux de l’artiste-architecte.
Élément fragile
La lumière est le point d’orgue de l’architecture sacrée. Elle est toutefois une composante fragile. Sa nature symbolique, particulièrement dans un espace sacré, est telle qu’il semble malaisé de décrire l’illumination et de la valoriser comme un élément architectural à part entière. Bien qu’elle frappe l’imaginaire, et aussi éloquente soit-elle de visu, l’illumination ne fait pas toujours partie des caractéristiques à considérer lorsqu’il est question de conservation architecturale. Intimement liée à l’atmosphère du lieu, elle peut être lourdement altérée par le seul changement d’un vitrage ou l’occlusion d’une ouverture.
Le temps de regarder
Nous lançons donc une invitation aux visiteurs d’églises modernes : regarder, tout simplement. Observer les matériaux, les formes, l’espace et la mise en lumière nous rapproche de l’expérience architecturale que propose le lieu, souvent en adéquation avec son atmosphère de sacralité. Les quelques exemples évoqués dans cet article donnent seulement un aperçu des intérieurs qui s’offrent à nous en matière de mise en lumière. Plusieurs sont méconnus et gagnent encore à être découverts et mis en valeur. Cet appel à la découverte représente un pas de plus vers l’appréciation des églises modernes par la communauté. À l’heure où nous percevons une volonté politique de reconnaître cette production incontournable à l’échelle nationale, cette appréciation nous semble être un pas dans la bonne direction pour assurer sa sauvegarde.