Pierre grise. Une expo édifiante
Alexandre Petitpas, historien de l’architecture moderne
La pierre grise raconte Montréal dans une exposition photographique tenue au Centre canadien d’architecture. Compte rendu de l’historien de l’architecture moderne Alexandre Petitpas.
Jusqu’au 4 mars prochain, le Centre canadien d’architecture (CCA) présente Pierre grise : des outils pour comprendre la ville, une exposition dont le commissariat a été assuré par nulle autre que Phyllis Lambert, fondatrice émérite des lieux. Il s’agit de la troisième et dernière exposition que cette infatigable défenderesse du patrimoine consacre à l’histoire de la métropole et à son évolution, après Montréal, ville fortifiée au XVIIIe siècle et Montréal métropole, 1880-1930, toutes deux présentées dans les années 1990.
Cette fois, c’est à travers le prisme de la pierre grise qu’elle nous invite à découvrir la ville. Il est vrai que la géologie sur laquelle reposent certaines grandes métropoles peut contribuer à l’imaginaire que l’on s’en fait. Pensons aux fameuses brownstones de New York ou encore à la pierre calcaire beige qui donne cette couleur si caractéristique aux façades des boulevards haussmanniens de Paris. Mais que révèle la pierre grise sur Montréal, son évolution et son identité ? C’est ce que l’exposition nous apprend.
Des « preuves visuelles »
Pour Phyllis Lambert, cette pierre grise tient son aspect symbolique des transformations matérielles qu’elle a connues, lesquelles témoignent des changements sociaux et culturels survenus dans l’histoire. Si la pierre grise a traversé différentes époques, c’est surtout l’empreinte humaine sur ce matériau, les bâtiments édifiés avec celui-ci et la manière dont il a été façonné qui racontent l’évolution de la ville. Plus d’une centaine de clichés de taille plutôt modeste composent cette exposition. Ils sont présentés selon une ligne du temps que jalonnent les décennies du XVIIe au XXe siècle et les bâtiments qu’elles ont vus s’ériger. Cette formule permet de retracer les périodes fastes du développement de la ville.
La couleur grise ne se limite pas au sujet représenté. Elle se prolonge également dans le procédé photographique lui-même. Phyllis Lambert précise qu’à l’époque où, en compagnie du photographe Richard Pare, elle a mené la mission photographique à l’origine de cette exposition, la photo couleur ne l’intéressait pas. Il est vrai que le noir et blanc de ces images souligne à merveille la lumière naturelle des matinées d’hiver de 1973 et 1974 où Lambert et Pare ont parcouru les rues du Vieux-Montréal et de ses anciens faubourgs. Les aspérités des pierres piquées, bouchardées et rustiquées ou encore le relief de certains détails architecturaux finement travaillés sont également rehaussés par les contrastes accentués de ces noirs et blancs.
S’il était prévu à l’origine que cette étude photographique mène à une publication, elle donne plutôt, 40 ans plus tard, matière à une exposition, en raison de l’éloquence des photos prises. Pour Phyllis Lambert, un livre aurait exigé d’expliquer trop de choses, alors qu’une exposition permet d’aller à l’essentiel en peu de mots.
Une image vaut certes mille mots, mais les textes explicatifs de l’exposition aident à apprécier à leur juste valeur ces « preuves visuelles » que sont les photos. Ils nous apprennent qu’au temps du Régime français, c’est la pierre des champs et le moellon équarri qui étaient utilisés, notamment pour la construction d’habitations. Leur résistance au feu était appréciée à cette époque où les incendies étaient fréquents. D’ailleurs, un règlement adopté en 1821 pour lutter contre le feu interdira la construction en bois. Il métamorphosera la ville du même coup. Ainsi, comme le souligne Mme Lambert, au début du XIXe siècle, Montréal est une ville en bois, alors qu’à la fin du siècle, elle est une ville de pierre.
Une ville de pierre taillée, qui plus est, puisque le savoir-faire d’ouvriers qualifiés venus du Royaume-Uni et des États-Unis permettra d’importer de nouvelles techniques de maçonnerie. Celles-ci contribueront à l’émergence d’architectures plus raffinées, visibles sur les photos de plusieurs édifices construits après 1850, comme la Banque de Montréal ou la Montreal City & District Savings Bank.
Au-delà des façades
Tout au long de l’exposition, on observe une suite de bâtiments construits en pierre grise dont les variations résident entre autres dans les appareillages de maçonnerie. Toutefois, il faut surtout voir au-delà de ces façades et considérer l’usage des bâtiments en pierre grise pour comprendre la différence fondamentale entre les façons d’occuper le territoire des deux cultures colonisatrices. Chez les Français, on vit de la terre et on l’exploite, et les congrégations catholiques sont omniprésentes. Les ensembles conventuels qu’elles édifient, comme le Vieux séminaire de Saint-Sulpice ou l’Institut des sourdes-muettes, sont encore aujourd’hui des éléments importants du paysage urbain. Phyllis Lambert s’avoue d’ailleurs particulièrement attirée par les longs murs de pierre qui ceinturent certains de ces anciens domaines, dont celui des Sœurs grises.
Les Britanniques quant à eux bâtiront d’abord pour faire du commerce. Les magasins-entrepôts qu’ils construisent dans le Vieux-Montréal témoignent de l’élan commercial de la ville au XIXe siècle. On reste admiratif devant le bel ouvrage de leurs façades richement ornées, de style néoclassique ou néo-Renaissance. Celles-ci sont abondamment représentées à travers l’exposition. Hors des limites de la ville ancienne, les commerçants anglophones construiront aussi des bâtiments en pierre à la fois commerciaux et résidentiels dans les quartiers à l’ouest de la rue Saint-Laurent. Le Baxter Block avec ses élégantes arches cintrées en est un bon exemple. Superbement mis en valeur dans un tirage grand format sur tout un mur, il nous accueille dès l’entrée.
« Je suis dans un bâtiment en pierre grise, je suis bien »
S’il est aujourd’hui largement admis que ces bâtiments de pierre grise appartiennent au patrimoine bâti, il n’en a pas toujours été ainsi. Phyllis Lambert se souvient que dans les années 1970, à l’époque où elle et Richard Pare photographiaient ces bâtiments, les gens dans les rues leur demandaient quel intérêt ils pouvaient bien leur trouver. Pourtant, malgré son déclin au début du XXe siècle, dû en partie à l’importation du Midwest américain de matériaux de maçonnerie, la pierre grise fut longtemps synonyme de prestige.
Au tournant du XXe siècle, à Viauville, ancien quartier de l’est de l’île de Montréal, l’entrepreneur et propriétaire terrien Charles Théodore Viau exigera même des façades en pierre pour les immeubles destinés à loger les familles d’ouvriers. Pour ces derniers, habiter une maison en pierre grise était un symbole de réussite qui pouvait leur faire dire, comme l’affirme Phyllis Lambert, « je suis dans un bâtiment en pierre grise, je suis bien ».
Il faut admettre qu’ils avaient bien raison, ces ouvriers, et qu’elle est désormais loin l’époque où même des promoteurs comme Viau se souciaient de la cohérence du tissu urbain. Le déclin qu’a connu l’utilisation de la pierre grise au XXe siècle coïncide avec une période où la banalité architecturale a commencé à dominer le paysage urbain, en plaçant le profit comme objectif ultime. L’adoption éventuelle d’une politique de l’architecture et une conscientisation croissante de l’importance du patrimoine bâti laissent toutefois présager un avenir meilleur pour l’architecture au Québec.