Pourquoi les vieilles granges disparaissent-elles ?
Maxime Laplante, agronome, fermier et président de l'Union paysanne
Vestiges d'une autre époque, les vieux bâtiments agricoles s'inclinent, à tous points de vue. Hangars à machinerie, poulaillers, remises, sheds à bois laissent tous leur place à l'acier et à la tôle des grandes structures. Les granges anciennes ne font pas exception à la règle. Pourtant, leur cachet et leur valeur patrimoniale demeurent. Quelles sont donc les raisons de leur disparition ?
La plupart des vieilles granges ont perdu beaucoup plus que leur intégrité structurale, elles ont perdu leur usage. La grange-étable classique, avec les enclos et les attaches pour les animaux au rez-de-chaussée et la réserve de foin sec (fenil) au-dessus, répondait à un besoin essentiel pour une ferme diversifiée. Quelques vaches attachées qu'on peut traire en hiver, un enclos pour les poules, un autre pour les veaux ou pour les moutons, etc. Un garde-manger vivant et diversifié pour franchir la saison froide.
Une agriculture forcée à la spécialisation
Une foule d'exigences réglementaires ont modifié en profondeur ce mode d'agriculture ou l'ont carrément exclu de tout modèle d'affaires. En effet, comment faire coexister vaches et poules dans un même espace si les règles sanitaires du ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation du Québec (MAPAQ) interdisent toute autre espèce animale à proximité des vaches ? Le cauchemar pour Perrette et son pot de lait, rêvant aux couvées et aux cochons.
Comment rentabiliser une étable diversifiée devant le rouleau uniformisant des plans conjoints agricoles ? Le fait de posséder un quota de poulet au prix exorbitant de 1850 $ pour chaque mètre carré de surface ne vous exempte pas de l'obligation d'effectuer des livraisons régulièrement réparties tout au long de l'année. Ce qui signifie que vous êtes tenu d'élever du poulet en hiver comme en été. En conséquence, le bâtiment doit être spécialisé, isolé et ventilé pour convenir à toutes les saisons. Le vieux bâtiment en bois, avec fenil à l'étage, n'est pas adapté à un mode d'élevage à haute densité.
Il en va de même pour le lait des vaches. Le plan conjoint ne permet pas de saisonnaliser la production. Si, par exemple, vous décidez d'envoyer les vaches au champ en été, l'herbe verte qu’elles brouteront augmentera sans doute leur production, et il faudra jeter ce lait excédentaire. De plus, si vous désirez vendre du lait provenant de vaches, il est interdit d'en avoir moins de 10. Le fait d'uniformiser la production suppose évidemment l'uniformisation de l'alimentation. Le foin sec a donc laissé la place à l'ensilage et à la moulée. L'ensilage permet une meilleure conservation des nutriments, mais n'a pas sa place dans un fenil de foin sec, de par sa haute teneur en humidité et sa masse.
Les vieilles granges associées à un modèle agricole diversifié
En somme, les vieilles granges sont essentiellement associées à un mode de vie centré sur les besoins de la famille et ne correspondent pas aux diktats de la commercialisation imposés par le modèle québécois. Et lorsque l'usage disparaît, l'entretien s'éclipse également. Devenu vide, le bâtiment se transforme rapidement en une source d'inquiétude pour les assureurs, qui recommanderont sa démolition en raison des risques d'incendie qu’il représente. À quoi bon payer des assurances et de l'entretien pour une construction inutile ? Certains en prolongent la durée en en transformant l'usage. La grange devient alors remise à matériaux ou garage pour la voiture, le bateau ou les outils. Pour l'instant…
Une solution est possible
Il pourrait toutefois en aller différemment. Un modèle agricole ne relève aucunement de la volonté divine. Imaginons un instant qu'il est possible de faire de la vente directe pour les oeufs, le poulet, le dindon, le lapin et le lait, denrées toutes contrôlées par le célèbre système de gestion de l'offre. Poursuivons cet exercice de fiction en supposant qu'il est possible de transformer ces produits à la ferme, donc d'abattre les animaux, d'en vendre la viande, de cuisiner et de commercialiser le tout. Dans ces conditions, les granges-étables retrouveraient rapidement leur utilité et il serait pertinent de les maintenir en état, puisqu’elles sont l'apanage d'une agriculture diversifiée. En outre, les matériaux nécessaires à leur construction, comme le bois et la pierre, sont généralement disponibles sur chaque ferme, ce qui explique pourquoi les granges-étables en bois constituaient l'outil de base de tout élevage diversifié.
Il suffirait de permettre la vente directe, l'abattage et la transformation à la ferme pour faire revivre nos vieilles granges.
On trouve des fermes diversifiées à plusieurs endroits dans le monde industrialisé. Partout où cette diversification est possible, les vieux bâtiments perdurent, que ce soit en France, en Allemagne, en Angleterre ou en Europe de l'Est. Les bâtiments de quelques siècles n'y sont pas rares. Le modèle agricole québécois, contraignant et restrictif à outrance, ne laisse plus d'espace pour la préservation des vieux bâtiments.
En somme, si on veut maintenir les vieilles granges dans le paysage, un changement de modèle agricole s'impose, de façon à permettre et à encourager une agriculture multifonctionnelle, répartie sur l'ensemble du territoire. Cela suppose une ouverture à la vente directe de toute denrée agricole au lieu d'en laisser le plein contrôle aux seuls détenteurs de quota. Qui dit production animale à petite échelle, dit obligatoirement possibilité d'abattage à la ferme ou à proximité, mais aussi permission de transformer les produits à la ferme en vue de la vente. Si un revenu intéressant est envisageable, les bâtiments correspondants suivront. Sinon, on peut espérer que les vieilles granges perdurent, mais ça restera une belle intention.
La disparition des vieilles granges est un symptôme de plus des conséquences d'un modèle agricole de plus en plus axé sur des objectifs de spécialisation et d'exportation, et subventionné en fonction de ces derniers. L'uniformisation change les conditions d'élevage des animaux, concentre la production dans des régions réduites, augmente l'usage de pesticides, pousse à la mécanisation sur de grandes surfaces et touche de plein fouet la survie des petites communautés rurales. On ne sauvera pas les granges sans sauver leur environnement et leur contexte. À moins de les regrouper dans une sorte de musée, comme un animal en voie de disparition dans un zoo.