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Préserver le patrimoine, au-delà de l’ornement

La chronique Point de mire reflète la position d’Action patrimoine dans certains dossiers chauds. Cet hiver, elle se penche sur la pratique du façadisme et ses répercussions sur la préservation du patrimoine bâti.

 

Dans le domaine du patrimoine bâti, les approches de conservation ont grandement évolué et se sont diversifiées au fil des décennies. Si, dans leurs projets de réhabilitation patrimoniale, certains architectes ont privilégié l’unité stylistique entre le bâtiment d’origine et l’intervention contemporaine, d’autres ont opté, à l’inverse, pour une approche où l’ancien et le moderne cohabitent d’une manière contrastée. À travers ces différentes pratiques, on constate également la persistance du façadisme, qui consiste à construire un bâtiment neuf à partir d’un bâtiment patrimonial, tout en ne conservant que la façade de ce dernier. Pensons ici, entre autres, à l’intégration du clocher de l’église Saint-Sauveur au CHUM de Montréal ou à l’aménagement du centre de création multidisciplinaire Ex Machina à partir de la caserne Dalhousie.

L’actualité patrimoniale est ponctuée, de manière récurrente, par l’achat d’églises et de leur terrain par des promoteurs qui souhaitent y développer des projets immobiliers d’envergure. Devant les craintes de la population de voir disparaître le monument, la possibilité d’en conserver la façade afin de l’intégrer au futur projet est souvent évoquée, sous le couvert d’un discours propatrimoine. Bien que cette approche soit couramment présentée comme la solution à la démolition complète, l’engouement pour le façadisme pose un réel problème en ce qui a trait à la préservation du patrimoine.

 

Le façadisme à l’échelle urbaine

Une chose est certaine, le façadisme est l’objet de visions parfois ambigües. Les raisons invoquées par les promoteurs pour justifier leur décision d’y recourir sont variées : les coûts trop élevés pour conserver le bâtiment, l’incompatibilité du système constructif antérieur avec les fonctions projetées, les exigences des normes de construction, la perception que la valeur patrimoniale de l’édifice se résume principalement à sa façade, l’état de détérioration du bâtiment, etc. Certaines interventions patrimoniales sont même acclamées par le public, malgré qu’elles aient engendré des pertes irréversibles sur la structure interne historique de l’immeuble. Mais en quoi la récupération d’une façade et son intégration à un nouveau bâtiment sont-elles problématiques ?

La réponse à cette question est en partie de nature urbanistique. Ainsi, la richesse du cadre bâti repose non seulement sur les bâtiments pris individuellement, mais également sur les relations qui existent entre ceux-ci et leur environnement. À l’échelle urbaine, la disparition d’un bâtiment, qu’il soit patrimonial ou non, a un impact sur l’ensemble du cadre bâti. Le façadisme, lorsqu’il altère la volumétrie de l’édifice initial, modifie du même coup les liens entre ce dernier et les constructions avoisinantes. Pensons ici à une façade d’église conservée derrière laquelle s’élève un bâtiment beaucoup plus haut. Si le projet architectural reprenant une façade s’avère d’un gabarit beaucoup plus imposant que le bâtiment qui s’y trouvait au départ, il peut en résulter une perte importante des perspectives visuelles. De même, sans réglementation conséquente, rien ne garantit que le nouveau projet s’harmonisera aisément avec l’ensemble du paysage urbain.

Récemment, le restaurant Rapido à Montréal a fait la manchette. Pourtant perçu comme un bâtiment iconique, il a tout de même été démoli sans permis, à l’exception de deux murs extérieurs. Après coup, le plaidoyer du promoteur s’appuyait sur la dangerosité de l’édifice, mais sans que l’expertise de la Ville ait été mise à profit. Le résultat est parlant. Une autre démolition, une autre perte de patrimoine bâti, mais surtout une incompréhension de la valeur patrimoniale et des moyens à disposition pour réhabiliter de façon adéquate un édifice. Ces conséquences sont difficiles à anticiper, et on ne réalise souvent les dommages qu’une fois les travaux terminés.

 

La sauvegarde des apparences

En plus d’altérer la lisibilité urbaine, le façadisme cause inévitablement un appauvrissement patrimonial. Conserver uniquement la façade d’un bâtiment ne permet pas de préserver sa valeur d’authenticité ni sa valeur architecturale. En effet, la sauvegarde du patrimoine ne se résume pas à la simple préservation des apparences. L’intérêt des bâtiments patrimoniaux résulte de leurs attraits esthétiques extérieurs, mais aussi de leurs systèmes constructifs, de leurs usages passés et des apprentissages qu’ils nous apportent sur les époques qui ont précédé la nôtre.

Le façadisme, force est de l’admettre, contribue à l’émergence d’un patrimoine de la coquille vide. Et comme les promoteurs y ont recours la plupart du temps sans avoir fait de réflexion approfondie au préalable, la problématique s’aggrave. S’il faut en effet reconnaître que, dans certains cas, la récupération d’un bâtiment ayant subi un mauvais entretien est très difficile, plusieurs démolitions s’effectuent encore malheureusement de manière précipitée, sans qu’on ait consulté des experts en patrimoine.

Dans ce contexte, le façadisme devient une façon de justifier une démolition tout en se donnant bonne conscience, un raccourci pour tout promoteur qui veut éviter un allongement des procédures. Le problème du façadisme cache donc une lacune plus grande dans nos pratiques d’aménagement, soit l’absence de réflexion quant à la démarche d’intervention à préconiser en contexte patrimonial. Sans faire le procès de chaque projet pouvant être associé au façadisme, il importe d’avoir une vue d’ensemble et d’envisager cette tendance comme le résultat d’un système qui précipite parfois les décisions en matière de patrimoine.

 

Pour intervenir sans pression

Dans son rapport sur le patrimoine immobilier déposé en juin dernier, la Vérificatrice générale du Québec rappelait l’importance de miser sur la connaissance pour assurer la préservation et la sauvegarde du patrimoine bâti. Sans surprise, une bonne intervention patrimoniale doit également s’appuyer sur une démarche de connaissance accrue, en amont du projet. Pour ce faire, des outils favorisant la prise de décision et des choix judicieux existent. Par exemple, la réalisation d’une étude de caractérisation du bâtiment visé, sur les bases de l’approche typomorphologique, permet de bien comprendre les caractéristiques architecturales à préserver, les liens entre le bâtiment et son environnement. Cette démarche s’accompagne d’un processus de documentation détaillé, qui permet de saisir comment l’architecture témoigne d’une manière de vivre, de travailler, de commercer, etc.

Ainsi, les projets de requalification patrimoniale réussis sont généralement issus d’une étude de caractérisation préalable. Lorsqu’il n’est pas possible de conserver un bâtiment dans son intégralité, une telle étude permet de justifier pourquoi certains éléments peuvent être laissés de côté alors que d’autres doivent absolument être préservés. De nombreux exemples de réhabilitation prouvent que le cadre bâti ancien peut être adapté aux besoins contemporains de manière brillante et créative, tout en conservant les valeurs patrimoniales que nous souhaitons préserver. Pensons ici au palais de justice de Montmagny, pour lequel l’agrandissement et la rénovation ont été planifiés en fonction des résultats d’une telle étude.

Évidemment, nous encourageons le recours systématique à des études de caractérisation avant toute intervention patrimoniale. Mais dans la mesure où le façadisme est accentué par un contexte politique et économique particulier, cette solution n’est pas suffisante. Le recours au façadisme, rappelons-le, découle souvent d’une volonté de densifier rapidement le milieu bâti. Ayant comme principale source de revenus la taxe foncière, les municipalités peuvent être plus enclines à entériner la construction d’un projet immobilier de type multilogement, de qualité architecturale inférieure au bâtiment existant, sans préoccupation pour la préservation du patrimoine. Nul besoin d’expliquer ici en quoi une tour de condominiums est plus rentable qu’une église vide, à la fois pour un promoteur et une municipalité. Le « compromis » du façadisme, dans cette perspective, devient alléchant.

Dans son rapport sur le façadisme paru en février 2020, le Conseil du patrimoine culturel du Québec soulignait que « les stratégies législatives liées à la réglementation urbaine, tout comme les outils de protection du patrimoine, les outils d’aménagement du territoire ainsi que les prescriptions techniques, les mesures sociales et la fiscalité, peuvent favoriser ou décourager le recours au façadisme ». Le message est sans équivoque : les solutions au problème du façadisme devront d’abord s’attaquer à ses causes fondamentales, qui prennent racine plus profondément dans notre gestion de l’urbanisme et de l’aménagement du territoire. Une réforme de la fiscalité municipale ainsi qu’une sensibilisation accrue des élus et des promoteurs aux enjeux de la préservation du patrimoine apparaissent ainsi comme des étapes essentielles.

 

La vigilance, dernier rempart au façadisme

En patrimoine, chaque intervention nécessite d’être analysée individuellement. Le choix d’une approche relève toujours, dans une certaine proportion, de jugements subjectifs et d’appréciations. Loin d’être figé dans le temps, le patrimoine bâti trouve souvent sa beauté dans sa capacité à évoluer et à s’adapter aux changements de standards en architecture, mais également aux besoins de la société.

Cependant, le façadisme est une pratique qui révèle immanquablement une négligence dans l’entretien et la gestion de notre patrimoine bâti. Il faut par conséquent cesser de l’envisager comme une solution acceptable. En raison des nombreuses répercussions négatives qu’elle peut avoir, que ce soit sur l’ensemble de l’environnement urbain ou sur la richesse historique et architecturale du bâtiment visé, cette approche d’intervention sur le patrimoine ne doit pas être perçue comme une façon de le préserver. Avant d’atteindre ce point de non-retour, il faut absolument donner priorité aux actions qui sont réversibles, et surtout avoir une réflexion sur les caractéristiques architecturales que l’on veut conserver pour les transmettre aux générations futures.

En plus de mesures législatives appropriées et d’une sensibilisation des acteurs décisionnels, notre vigilance collective doit être mise à profit afin d’éviter le recours au façadisme en patrimoine. En tant que population, notre capacité à nous mobiliser, à sonner l’alerte et à refuser des projets qui ne nous conviennent pas est un pouvoir que nous avons avantage à exercer.

 

Cet article est disponible dans :

L'héritage de l'hiver. Forgé dans la glace

Hiver 2021 • Numéro 167

L’hiver en pays maritime

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