S’enraciner dans le territoire
Chloé Breton et Renée Genest, responsable des positions et de la formation et directrice générale d’Action patrimoine
La chronique Point de mire reflète la position d’Action patrimoine dans certains dossiers chauds. Cet hiver, elle revient sur la thématique de son colloque annuel : le patrimoine agricole.
Chaque année, Action patrimoine propose aux professionnels et acteurs du milieu de se retrouver pour réfléchir et échanger sur la préservation du patrimoine bâti et des paysages culturels. En 2024, notre colloque Patrimoine agricole, s’enraciner dans le territoire a réuni, au Moulin Michel à Bécancour, 115 personnes.
Ce sujet est certainement d’actualité : les inventaires du patrimoine immobilier, l’abandon de certains bâtiments agricoles, leur ancrage dans nos paysages, etc. Le patrimoine agricole prend diverses formes et est caractéristique de plusieurs régions du Québec.
Comme l’a mentionné la conférencière d’ouverture, Audrée Wilhelmy, l’endroit où l’on habite et la façon dont on l’habite sont interconnectés. Cela est d’autant plus vrai pour le patrimoine agricole, qui marque indéniablement notre territoire et nos paysages. Lorsqu’on aborde l’agricole, on pense instantanément aux granges, mais il s’agit également des étables, des porcheries, des caveaux à légumes, des silos, des laiteries et des moulins pour ne nommer que quelques exemples.
Cela étant dit, quel sort réserve-t-on et quelle importance accorde-t-on collectivement à ce patrimoine et quels sont les enjeux pour sa préservation ?
Réticence ou méconnaissance
La perte de fonction de certains bâtiments agricoles est certainement un des enjeux pour leur sauvegarde. En effet, l’abandon guette un bâtiment qui n’a plus de fonction. Il n’est pas toujours évident pour le milieu du patrimoine de bien comprendre la réalité des propriétaires, majoritairement des agriculteurs, et de saisir les fondements de la Loi sur la protection du territoire et des activités agricoles (LPTAA). Cette loi limite notamment la multiplication des usages non agricoles, ce qui peut aller à l’encontre de la reconversion de certains types de bâtiments. La Commission de protection du territoire agricole du Québec (CPTAQ) assure le respect de la LPTAA.
Pour bien saisir les enjeux et les possibilités, il est essentiel d’aborder l’article 62 de la LPTAA qui stipule que : « La commission peut autoriser, aux conditions qu’elle détermine, l’utilisation à des fins autres que l’agriculture, le lotissement, l’aliénation, l’inclusion et l’exclusion d’un lot ou la coupe des érables. » En résumé, cela encadre les changements d’usage des terres agricoles. Cet article définit les critères que la CPTAQ doit examiner pour toute demande de conversion de terrain agricole, notamment pour des usages résidentiels, commerciaux ou autres. Les critères incluent notamment le potentiel agricole du terrain, les conséquences sur les activités agricoles existantes et la disponibilité d’autres terrains adéquats hors de la zone agricole.
En général, les activités non agricoles, telles que les fonctions résidentielles, sont interdites en zone agricole sans autorisation de la CPTAQ ; c’est alors que d’autres solutions peuvent être trouvées. Par exemple, Saint Pierre Le Vignoble, sur l’île d’Orléans, incarne bien ce principe. Ce lieu, devenu une boutique et une salle de dégustation, utilise une grange patrimoniale datant de 1935 réaménagée dans un but agrotouristique. En 2016, la CPTAQ a accepté ce changement d’utilisation en vertu de l’article 62 de la LPTAA, permettant ainsi que ce bâtiment soit utilisé à des fins autres qu’agricoles. Cette réutilisation contribue à sa préservation et à sa mise en valeur.
Bien que ce bâtiment ne serve plus sa vocation initiale, sa nouvelle utilisation reste en accord avec les subtilités de l’article 62 de la Loi tout en maintenant l’aspect patrimonial du lieu. Malheureusement, force est de constater qu’il s’agit encore d’un rare exemple.
En plus du changement de vocation limité des bâtiments agricoles, s’ajoute un enjeu de méconnaissance. Les inventaires qui seront réalisés d’ici 2026, en vertu de la Loi sur le patrimoine culturel (LPC), incluront une partie de notre patrimoine agricole. Cependant, ce recensement pose également ses défis. Certains éléments à inventorier se trouvent sur des parties non accessibles de terrains, le territoire à couvrir est vaste et il s’agit parfois de bâtiments secondaires. Lors du colloque d’Action patrimoine, Martin Dubois, consultant en patrimoine et en architecture pour Patri-Arch, rappelait que les inventaires ne sont pas une fin en soi et qu’il est nécessaire de créer des outils de sensibilisation, un guide d’intervention et de bonnes pratiques.
Enfin, certains enjeux pour le patrimoine agricole sont les mêmes que pour le bâti : les coûts de restauration, l’assurabilité, l’adaptabilité des usages et la désuétude. Comment fait-on pour ouvrir le dialogue entre les propriétaires et les spécialistes du patrimoine ? Quelles sont les pistes de solutions à envisager ? Malheureusement, il ne semble pas y avoir de réponses magiques à ces questions. Toutefois, selon Action patrimoine, la connaissance, la sensibilisation, le financement et l’ouverture d’un dialogue entre les divers intervenants font partie de la solution.
Démolir le patrimoine agricole
Au cours des derniers mois, la démolition de bâtiments agricoles a fait les manchettes. Nous pensons notamment au moulin Gosselin à Lévis, à la ferme et aux bâtiments agricoles de la « terre à Faubert », à Châteauguay, et à la résidence unifamiliale, jouxtée d’une laiterie, à Saint-Jean-sur-Richelieu.
En effet, le patrimoine agricole souffre d’un grand manque de visibilité et de reconnaissance. Cela conduit parfois à des démolitions rapides, souvent justifiées par un manque d’entretien. Le moulin Gosselin à Lévis est, à ce jour, toujours menacé de démolition. Son toit s’est effondré et la Ville de Lévis a tardé à procéder à une inspection, laissant ainsi le moulin se détériorer davantage.
Dans d’autres cas, comme celui de la ferme de Châteauguay située sur la terre à Faubert, c’est le dézonage qui a permis sa démolition. En 2020, la Ville de Châteauguay a soumis une demande à la CPTAQ pour que la terre à Faubert ne soit plus zonée agricole. La Ville a justifié cette demande par le besoin de construire 330 unités résidentielles d’un ou deux étages. Après un premier refus, la CPTAQ a finalement accepté en mars 2022 que la terre ne soit plus considérée comme agricole. Au terme d’une longue bataille, la décision est devenue irrévocable en septembre 2024 : la ferme et les bâtiments attenants, datant de 1890, ont été démolis.
La pression foncière se fait sentir aussi à Saint-Jean-sur-Richelieu, où l’urbanisation empiète peu à peu sur les terres agricoles. C’est notamment le cas de la laiterie située au 911, rue Bernier. Ce bâtiment rare au Québec témoigne encore du passé agricole de la ville. Aujourd’hui, on peut observer un champ non constructible d’un côté de la rue Bernier et une zone commerciale de l’autre. Presque invisible et dissimulée sous une végétation sauvage abondante, la laiterie, attenante à une résidence unifamiliale, se situe malheureusement sur une parcelle enclavée par des centres commerciaux et des stationnements dans la zone commerciale. Le projet actuel prévoit l’agrandissement de cette zone commerciale en rasant la maison ainsi que la laiterie pour faire place à de nouveaux commerces. Après deux passages devant le comité de démolition, une décision finale est rendue : la maison sera démolie, tandis que la laiterie sera, en principe, démontée pierre par pierre pour être relocalisée ailleurs, à une date encore indéterminée.
Ces dossiers mettent en lumière les enjeux auxquels fait face le patrimoine agricole : le manque de reconnaissance et de valorisation, la perte de la fonction initiale et la pression foncière. On peut imaginer que si ces bâtiments avaient été réutilisés à d’autres fins et mieux entretenus sur le long terme, l’issue aurait pu être différente.
Poursuivre la sensibilisation
Force est de constater que le manque de connaissances et de sensibilisation des parties prenantes contribue à la perte du patrimoine agricole. La difficulté première consiste à réconcilier les priorités et les besoins des acteurs impliqués dans sa préservation : les professionnels en patrimoine, les propriétaires (agriculteurs) et les municipalités. En effet, le milieu du patrimoine milite pour la reconnaissance et la mise en valeur de ce patrimoine. De leur côté, les agriculteurs ont besoin de bâtiments aux normes et fonctionnels, et pour y arriver, il faut assurer leur entretien et investir dans leur mise aux normes. Les municipalités ont un besoin criant de sensibilisation à des bâtiments souvent secondaires et à leur empreinte sur leur territoire. Enfin, nous devons superposer les diverses législations et réglementations : Loi sur le patrimoine culturel, Loi sur l’aménagement et l’urbanisme, Loi sur la protection du territoire et des activités agricoles et son application par la Commission de protection du territoire agricole du Québec, en plus de la réglementation en vigueur dans les villes et municipalités.
Aujourd’hui, il est essentiel de maintenir et d’intensifier nos actions de sensibilisation et de valorisation pour permettre aux bâtiments agricoles de continuer à enrichir nos paysages. Les exemples précédemment exposés soulignent la nécessité de poursuivre le dialogue entre les professionnels du patrimoine, les propriétaires et les institutions, afin de réfléchir ensemble à des solutions durables et efficaces pour protéger ce patrimoine.
Action patrimoine s’investit activement dans ce domaine, par des lettres de sensibilisation et des prises de position, mais aussi par des événements comme son colloque annuel, répondant ainsi aux besoins du milieu. Il est néanmoins clair que le manque de connaissances et de visibilité contribue aux décisions de démolition. En alliant connaissances, sensibilisation et financement, nous pourrions garantir que ces témoins du passé agricole québécois continuent de s’enraciner dans notre territoire pour les générations futures. ◆
Chloé Breton est responsable des positions et de la formation et Renée Genest est directrice générale d’Action patrimoine.