S’inspirer au-delà des frontières
Félix Rousseau
La chronique Point de mire reflète la position d’Action patrimoine dans certains dossiers chauds. Cet hiver, elle revient sur les propos tenus par des intervenants en patrimoine de divers pays à l’occasion du dernier colloque de l’organisme.
Chaque année, Action patrimoine propose aux professionnels et aux acteurs du milieu de se retrouver pour réfléchir et échanger sur la préservation du patrimoine bâti et des paysages culturels. Sous le thème « Patrimoine international, s’inspirer au-delà des frontières », le colloque de cette année a offert aux participants des expériences et des exemples d’autres pays.
Derrière cet intérêt pour les façons de faire à l’international, il y a cette idée qu’en nous inspirant d’initiatives provenant des quatre coins de la planète, nous pourrons remettre en question, modifier et ainsi améliorer nos pratiques dans le domaine du patrimoine. Plus que jamais, cette perspective élargie est importante. Les menaces qui pèsent sur le patrimoine sont de plus en plus nombreuses, qu’il s’agisse de la pandémie, de la crise climatique ou du manque de financement. C’est sans compter que la notion même de patrimoine ne cesse de s’enrichir et de se complexifier. Comme l’a rappelé le conférencier d’ouverture, Francesco Bandarin, ancien directeur du Centre du patrimoine mondial de l’UNESCO, la pratique de la conservation s’arrime désormais à plusieurs objectifs globaux et doit répondre aux enjeux majeurs auxquels nos sociétés sont confrontées.
Dans ce contexte, l’apport de connaissances et d’expériences provenant de différentes parties du globe a le potentiel de nous aider collectivement à affronter ces défis variés. C’est pourquoi le colloque a rassemblé des intervenants de six pays pour discuter de sociofinancement, d’approches de conservation, de leadership politique, de participation citoyenne, de régénération et d’adaptabilité face aux changements climatiques. La qualité des initiatives et la pertinence des points de vue présentés ont offert au public deux matinées où les réflexions furent riches et diversifiées.
Si chaque pays est unique, une chose est reconnue universellement par les intervenants : le patrimoine constitue un atout et il faut mettre en place des actions fortes pour assurer sa pérennité. Cette idée que le patrimoine représente un avantage pour nos sociétés est au cœur du discours d’Action patrimoine depuis longtemps. Il est temps d’assumer que la conservation et la mise en valeur du cadre bâti ancien ne sont pas seulement une fin, mais également un moyen de répondre à divers enjeux d’importance. Collectivement, nous devons élargir notre perspective sur le rôle du patrimoine, ce qui peut se traduire de plusieurs manières.
Au service du développement durable
Devant l’augmentation des crises environnementales et des phénomènes météorologiques extrêmes, de plus en plus d’acteurs reconnaissent que le patrimoine peut jouer un rôle important en vue de créer un monde plus durable. Dans ce contexte où il est urgent d’agir pour diminuer nos émissions de gaz à effet de serre (GES), le milieu de la conservation doit insister davantage sur cet argument.
Lors de notre colloque, Shona Simpson, agente du patrimoine bâti à la Ville de Glasgow (Écosse), a notamment souligné que l’atteinte des objectifs de réduction des GES ne peut se faire sans limiter les nouveaux projets de construction. Dans plusieurs pays, le secteur de la construction est l’un des plus polluants, en raison de l’importante production d’énergie et de matériaux qu’il requiert. À l’inverse, conserver et réutiliser un bâtiment existant nécessite beaucoup moins d’énergie et permet de réduire l’utilisation de nouveaux matériaux. À Glasgow, Mme Simpson juge que cette idée trouve un écho grandissant auprès des différents acteurs concernés.
La directrice générale du Preservation Resource Center of New Orleans (États-Unis), Danielle Del Sol, abonde dans le même sens. Elle mentionne que nous aurions beaucoup à apprendre de l’architecture traditionnelle pour créer des milieux de vie plus durables. Par exemple, les maisons ancestrales de La Nouvelle-Orléans, les shotgun, ont été conçues pour résister aux inondations qui affectent régulièrement la région. Leurs matériaux, notamment le bois et le plâtre, peuvent sécher et être réutilisés. Ce patrimoine contribue donc à la résilience des communautés locales et aide à diminuer la consommation de ressources.
Lorsqu’un bâtiment ancien ne peut être conservé, Mme Del Sol souligne que la déconstruction devrait être priorisée. Il s’agit d’une approche durable qui permet de réutiliser les matériaux sur des édifices similaires et d’éviter qu’ils soient directement envoyés dans les dépotoirs.
Au Québec, les liens entre patrimoine et développement durable demeurent limités, et ce, malgré l’adoption de la Loi sur le développement durable en 2006, qui reconnaît l’importance du patrimoine dans la lutte aux changements climatiques. En réalité, le gouvernement tarde à miser sur le cadre bâti ancien dans sa stratégie de réduction des GES. Les intervenants du colloque l’ont bien montré, l’édifice le plus vert est généralement celui qui est déjà érigé, et les matériaux anciens, lorsque bien entretenus, ont une longévité qui n’a rien à envier à celle des matériaux modernes. Alors que les bâtiments sont encore trop souvent victimes de démolition au profit de nouvelles constructions, il est temps que cette vision du patrimoine au service du développement durable soit reconnue de manière plus globale au Québec.
Le travail essentiel des artisans
S’il est souhaitable que la conservation du patrimoine soit davantage mise de l’avant comme l’une des stratégies pour lutter contre les changements climatiques, encore faut-il avoir des personnes ayant les savoir-faire pour intervenir sur le cadre bâti ancien. À ce sujet, les artisans professionnels, maçons, tailleurs de pierre, menuisiers, ébénistes et plusieurs autres corps de métier méritent d’être reconnus à leur juste valeur. Or, depuis plusieurs années, ces expertises sont en déclin. Au Québec comme ailleurs, ce problème tend à s’amplifier.
C’est d’ailleurs une difficulté soulevée par Danielle Del Sol. À La Nouvelle-Orléans, de moins en moins de gens s’intéressent à ces pratiques, et les écoles publiques n’offrent plus de formations dans ce domaine. Les prix de ces services spécialisés sont donc particulièrement élevés, ce qui en limite l’accessibilité et empêche les propriétaires moins nantis d’en bénéficier pour restaurer adéquatement leur maison ancienne. Il s’agit d’une menace pour la pérennité du patrimoine des classes populaires de la région.
Stéphane Ménégon, chargé de mission régional à la Fondation du patrimoine, délégation régionale de Bourgogne-Franche-Comté (France), avait également quelque chose à dire à ce sujet. Il a expliqué que, pour développer une main-d’œuvre qualifiée, la Fondation propose notamment des mesures incitatives pour que des gens en réinsertion professionnelle soient intégrés aux chantiers. Ce geste a pour but de favoriser l’apprentissage du métier et d’augmenter le nombre d’artisans sur le marché. De plus, la Fondation finance à l’occasion des programmes de formation qui répondent à des besoins spécifiques.
Il semble que le Québec se donne également les moyens de composer — enfin ! — avec cet enjeu. Cet automne, le Cégep du Vieux Montréal, en collaboration avec le Conseil des métiers d’art du Québec, a lancé son nouveau programme d’attestation d’études collégiales (AEC) en métiers d’art du patrimoine bâti. Celui-ci vise le développement de compétences pour les interventions de restauration sur les édifices historiques. Il s’agit d’un pas dans la bonne direction, mais beaucoup de travail reste à faire pour mieux valoriser ces professions.
Vive la mobilisation citoyenne
Pour terminer, il faut reconnaître l’importance des citoyens dans le succès de nombreuses initiatives présentées par les intervenants à l’occasion de notre colloque annuel. Alors que plusieurs sociétés souffrent de désengagement et de clivages politiques grandissants, le patrimoine a ce potentiel de mobiliser les gens derrière une cause commune et, ainsi, de participer à la création de sociétés plus démocratiques et solidaires. Qu’il s’agisse de consultation, d’implication bénévole ou d’engagement politique, plusieurs moyens existent pour ceux et celles qui souhaitent contribuer à la protection et à la mise en valeur de leur patrimoine.
Selon Stéphane Ménégon, les citoyens sont au cœur des actions de conservation de son organisation. La Fondation du patrimoine, qui emploie 75 personnes sur le plan national, peut aussi compter sur l’apport de 800 bénévoles. Parmi ces derniers se trouvent d’anciens architectes et des experts du milieu économique, mais également de simples passionnés du patrimoine prêts à prendre part à des initiatives spécifiques. La contribution importante de ces bénévoles permet de maintenir les frais de fonctionnement de la Fondation à un niveau très bas. Ainsi, plus de 90 % de son budget va directement à l’aide aux projets.
Pour Luisa Irazú López Campos (Mexique), consultante internationale en participation citoyenne, il est aussi essentiel d’inclure la population dans les démarches d’identification du patrimoine. Trop souvent, le processus de classification institutionnelle ne prend pas suffisamment en compte cet aspect. Or, en impliquant davantage les citoyens, il est ensuite plus facile de les mobiliser pour la préservation des lieux auxquels ils accordent une valeur. Les jeunes, qui représentent le public principal des travaux de Mme López Campos, ont quant à eux le potentiel d’être des agents de changement positifs. Ils ont la capacité de jeter un regard différent sur le patrimoine et de faire émerger de nouvelles idées qui enrichissent le milieu de la conservation.
Au Québec, on peut certes se réjouir que des mécanismes participatifs aient été intégrés à la Loi sur le patrimoine culturel, en 2012, en particulier pour la désignation des paysages culturels patrimoniaux. Mais ce processus est extrêmement complexe et n’est pas à la portée de tous. Alors que la Loi célébrera ses 10 ans en 2022, un seul paysage culturel patrimonial a été désigné jusqu’à présent à l’échelle de la province. Dans son mémoire déposé en 2020 à l’occasion des consultations du projet de loi 69, Loi modifiant la Loi sur le patrimoine culturel et d’autres dispositions législatives, Action patrimoine avait d’ailleurs souligné l’importance de rendre plus accessible la procédure de désignation d’un paysage culturel patrimonial, en vue de faciliter et d’accroître la participation citoyenne. Cette demande n’a toutefois pas été retenue.
Des idées pour agir
Le patrimoine, on le constate, est un allié dans de nombreuses causes. En s’inspirant au-delà des frontières, les participants du colloque ont pu approfondir cette réflexion et jeter un regard nouveau sur les pratiques qui sont propres au Québec. C’est ainsi qu’on peut mieux apprécier nos bons coups et, à l’inverse, repérer les aspects sur lesquels nous devons nous améliorer. À ce sujet, les présentations du colloque ont révélé des idées novatrices qui méritent certainement d’être reproduites au Québec. Il ne reste plus qu’à nous inspirer, collectivement, et voir comment nous pouvons poursuivre notre travail de sensibilisation, de préservation et de mise en valeur de notre patrimoine bâti. ◆
Félix Rousseau est agent Avis et prises de position chez Action patrimoine.