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Terres patrimoniales des Soeurs de la charité. Agriculture urbaine à inventer

À la fin de 2014, les Sœurs de la charité annonçaient la vente de leur terre agricole à la Fondation famille Jules-Dallaire au coût de 39 millions de dollars. La famille Dallaire est la fondatrice de Cominar, l’un des plus importants fonds de placements immobiliers diversifiés au Canada. La formule retenue pour la vente des terres des religieuses mêle affaires immobilières et philanthropie dans une formule développée exprès à l’Agence du revenu du Canada : « développement commercial pour fins philanthropiques ».

Située dans la frange ouest de l’arrondissement de Beauport à Québec, cette terre d’environ 200 hectares (21,5 millions de pieds carrés) sera lotie pour loger d’ici 15 ans 20 000 personnes dans 6500 unités d’habitation. Au final, « une mini-ville », selon Michel Dallaire, représentant de la Fondation et président et chef de la direction chez Cominar. Les religieuses sont enthousiastes de voir les bénéfices des ventes venir soutenir leurs œuvres sociales par l’entremise de leur propre fondation.

Mais une fois les vivats des parties concernées et des politiciens retombés, on constate que cette transaction suscite de nombreuses questions sur le plan du patrimoine agricole et du développement urbain durable.

Territoire agricole grugé par l’étalement urbain
Seulement 2 % de la superficie du territoire québécois est constituée de terres propices à l’agriculture. Situées pour la plupart dans la vallée du Saint-Laurent, elles ont été mises à mal au cours des dernières décennies par l’étalement urbain, une tendance lourde qui semble très difficile à freiner. Un rapport du MAPAQ sur l’agriculture périurbaine et urbaine, publié en 2012, souligne même que certaines terres agricoles semblent devenir des réserves pour l’urbanisation et prennent énormément de valeur dans l’attente d’un éventuel dézonage.

Malgré l’élaboration de plans métropolitains d’aménagement et de développement (PMAD) visant la densification des milieux déjà construits, et malgré l’énoncé périodique de notre volonté collective de participer au développement durable de nos milieux de vie, l’étalement urbain progresse d’année en année.

Une terre enracinée dans l’histoire
La terre des Sœurs de la charité est enclavée dans une zone urbanisée. Elle est toujours zonée agricole : la Commission de protection du territoire agricole du Québec sera donc saisie d’une demande de dézonage prochainement.

Nous croyons que soustraire cette terre à sa fonction première serait une erreur magistrale pour la ville et ses citoyens. Elle fait partie de la plus ancienne trame agricole du pays, les terres de ce secteur ayant été concédées dans la première moitié du XVIIe siècle. La majeure partie du terrain actuel a été concédée en 1626 à des missionnaires jésuites, qui en ont fait leur domaine et l’ont cultivée. Quant à la portion est, elle faisait partie de la seigneurie de Beauport concédée en 1634 à Robert Giffard par la Compagnie des Cent-Associés. Les Sœurs de la charité, dont l’œuvre hospitalière en santé mentale a été majeure à Québec, sont propriétaires du site depuis la fin du XIXe siècle. Elles y ont entre autres géré un asile d’aliénés dès 1893, auparavant connu sous les noms d’Asile provisoire de Beauport et de Quebec Lunatic Asylum. L’hôpital a été affilié à l’Université Laval en 1923.

Leur terre a été cultivée pour les malades à partir du XIXe siècle, et ce jusqu’à récemment. La finalité de cette agriculture institutionnelle s’est évidemment étiolée avec le temps, la désinstitutionnalisation des malades et la décroissance de la communauté religieuse aidant.

La Communauté métropolitaine de Québec a entrepris depuis quelques années une réflexion sur l’agriculture dans la zone urbaine. À la lecture du Plan de la zone agricole de l’agglomération qui en a résulté en 2014, on constate que dans l’agglomération de Québec, les terres agricoles se concentrent dans la partie ouest du territoire, à Saint-Augustin-de-Desmaures, et que seulement quelques-unes sont situées dans la ville de Québec, formant une enclave à l’est du territoire. La terre des Sœurs de la charité constitue la plus grande partie de cette enclave.

« Or les terres des religieuses, véritables poumons verts en pleine ville, réputées pour leurs vertus maraîchères séculaires, vont être sacrifiées sur l’autel de l’urbanisation », se sont désolés à juste titre l’historien Michel Lessard et le géographe Bernard Vachon dans un texte publié dans Le Devoir en janvier. Des organismes tels que la fédération régionale de l’Union des producteurs agricoles et le Conseil régional de l’environnement, par l’intermédiaire de son directeur Alexandre Turgeon, ont joint leurs voix pour demander une consultation publique et une réflexion sérieuse.

Problème commun… et irrésolu
À l’instar de toutes les communautés religieuses du Québec, les Sœurs de la charité doivent se résoudre à vendre une part appréciable de leurs actifs, à la fois pour subvenir aux besoins des membres de leur communauté et pour poursuivre leurs œuvres dans le Québec contemporain. C’est pourquoi, à première vue, la vente de leur terre à une fondation qui agira comme promoteur immobilier et versera une part appréciable des bénéfices aux fins de leurs œuvres semble être LA solution.

Depuis plus de 10 ans, les communautés religieuses cherchent à se départir de la lourde charge qu’imposent leurs biens immobiliers de grande envergure (voir Continuité, no 141, été 2014, p. 56). Situés en zone urbaine, leurs terrains et leurs biens immobiliers, patrimonialisés par l’usage et le temps, ont pris de la valeur et sont désormais chaudement convoités par les promoteurs. Pour ceux-ci, ces sites – faiblement construits, souvent arborés, à proximité des services – offrent les meilleures opportunités de développement et d’enrichissement. Le zonage existant et la résistance au changement des riverains représentent souvent des écueils au moment de la vente.

Bien qu’elles aient demandé l’aide du ministère de la Culture et des Communications et des instances locales pour les aider à solutionner ce problème épineux, les communautés religieuses se trouvent toujours bien seules pour trouver des solutions qui les satisfont et qui respectent les attentes des citoyens soucieux de voir ce patrimoine préservé.

Comme le démontrent les récents cas de l’abbaye d’Oka et du Domaine des Sœurs de Sainte-Anne à Val-David, l’avenir des biens des communautés religieuses pose des défis complexes. La sauvegarde et la mise en valeur de ces sites ne doivent pas dépendre uniquement de la bonne volonté politique – qui, dans le cas de l’abbaye d’Oka, a disparu avec le changement de gouvernement au pouvoir – ou de l’initiative d’un promoteur privé. Ces projets doivent faire l’objet d’une concertation entre le public, qui pourrait assurer la préservation du bien commun et une vision d’ensemble, et le privé, qui en assurerait la viabilité économique.

Projet improvisé ?
Dans le dossier particulier de la vente des terres agricoles des Sœurs de la charité, la Ville de Québec joue à un drôle de jeu, qui ressemble fort à de l’improvisation. Le développement-surprise d’un nouveau quartier, qui fait fi de la volonté de la Ville de densifier des secteurs urbanisés et de développer des écoquartiers à proximité (D’Estimauville), soulève des questions. La Ville pourrait-elle se soucier de son patrimoine agricole et du potentiel qu’il offre au XXIe siècle, plutôt que de se limiter à considérer les futurs revenus de taxes foncières que ce projet d’étalement urbain apportera dans ses coffres ?

La perte d’une terre agricole patrimoniale est irréversible et commande d’en évaluer les véritables enjeux. Étrangement, ailleurs sur la planète, on s’intéresse à l’agriculture urbaine comme solution à l’urbanisation à tout crin. Et contrairement à ce que certains pourraient penser, elle ne se limite pas à insérer dans la trame urbaine quelques jardins communautaires ou toitures vertes. Beaucoup de formules sont à l’étude afin d’assurer une production agricole de proximité pour les urbains. Peu de villes disposent d’une terre aussi vaste que celle des Sœurs de la charité au sein de leur zone urbanisée. Voilà une opportunité à saisir.

Enjeux multiples
Ce projet, ainsi que tous ceux qui ne considèrent pas les terres agricoles en milieu urbain comme une ressource rare, soulève des enjeux de diverse nature.

Les premiers sont urbains. L’étalement de la zone urbaine, malgré une volonté de s’inscrire dans le mouvement du développement durable largement plébiscité, est une solution facile qui n’est pas la voie de l’avenir pour les villes. En densifiant massivement ces terres enclavées, on risque de créer un milieu tourné sur lui-même qui entretient peu de liens avec le milieu existant en périphérie.

Un enjeu agricole s’ajoute : les terres patrimoniales sont perdues à jamais une fois construites. Les villes ont une obligation de planification du territoire à long terme qui inclut le patrimoine agricole enclavé dans la zone urbanisée. Le principe de précaution devrait guider la réflexion.

N’oublions pas les enjeux sociaux. Des terres préservées grâce à une congrégation religieuse qui les a utilisées pendant des décennies, voire des siècles aux fins de ses œuvres se voient retirer leur fonction première (nourrir les plus démunis) par un projet immobilier. Si la Ville faisait preuve d’une vision novatrice, elle offrirait une solution acceptable aux institutions religieuses de son territoire qui souhaitent pérenniser le sens de leur œuvre – ici, une contribution à la production alimentaire de proximité pourrait s’avérer la solution.

Peut-on aussi parler d’un enjeu économique ? La Ville voit dans ce nouveau projet un potentiel important de revenu de taxes foncières, soit. Il faut toutefois s’interroger sur la croissance urbaine : si elle a lieu dans un secteur qui n’était pas prévu dans la planification, elle n’aura pas lieu ailleurs. Et on avait justement prévu qu’elle se ferait dans d’autres secteurs de la ville, avec à la clé des préoccupations de densification.

Place à l’imagination
Nombreux sont ceux qui s’intéressent à l’agriculture urbaine sous toutes ses formes. Des réseaux, des groupes, des études récentes le démontrent. Ailleurs au pays et dans le monde, des initiatives innovantes et mobilisantes font une belle place à la terre agricole en milieu urbain. Pourquoi la Ville de Québec ne s’intéresserait-elle pas à l’agriculture urbaine pour sauver la terre des Sœurs de la charité ?

La production agricole actuelle y est peut-être vieillissante dans sa forme (production de fourrage depuis quelques années), mais elle est dynamique dans son activité. On peut trouver à cette terre de nouveaux usages. Pourquoi pas la culture maraîchère à proximité des marchés urbains ? On pourrait songer à utiliser les légumes pour répondre aux besoins des œuvres de charité alimentaire (Moisson Québec, Maison de Lauberivière, etc.) ou des hôpitaux. Il y a place à l’imagination !

Emploi, insertion sociale, proximité des marchés : autant d’enjeux qui ne semblent pas avoir été pris en compte dans ce projet largement médiatisé.

Cet article est disponible dans :

Artisans en bâtiments

Printemps 2015 • Numéro 144

Patrimoine agricole. Pour récolter de beaux lendemains

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