Chic, la modernité !
Emmanuelle Mozayan-Verschaeve, Journaliste indépendante
À partir des années 1960, plusieurs modernistes produisent de l’architecture résidentielle d’avant-garde au Québec. Ces pionniers se nomment Roger D’Astous, Jean-Marie Roy, Raymond Affleck, Fred Lebensold, Henri Brillon, Pauline Roy-Rouillard… Et leurs créations, commanditées par une clientèle bien nantie, se démarquent dans le paysage.
C’est le cas par exemple de la Maison de demain signée par Roger D’Astous. Située à Boucherville, elle est dotée d’une partie supérieure en porte-à-faux qui lui donne un air futuriste. Quant au pavillon noir construit par Henri Brillon à Montréal, sa forme géométrique déroute encore les passants d’aujourd’hui.
Ces résidences luxueuses et atypiques se nomment maisons à signature. Bien qu’elles soient souvent appelées bungalows, elles vont au-delà du modèle répandu au Québec, au plan rectangulaire doté d’une toiture à faible pente et d’une fenestration abondante. En réalité, elles sont surtout influencées par le style prairie. Ce mouvement, né vers 1900 à Chicago et propulsé par Frank Lloyd Wright, préconise notamment de fortes lignes horizontales et une ouverture sur le paysage.
« Bungalows » à la québécoise
Les architectes d’ici modifient toutefois ce modèle à la québécoise. Les maisons sont plus trapues et parfois habillées de bardeaux. Elles peuvent se présenter en plan carré avec un escalier central sur deux étages, ce qui change du bungalow traditionnel de plain-pied. Les volumes, plus éclatés, adoptent des formes géométriques, notamment triangulaires ou hexagonales.
Les concepteurs exploitent au mieux la nature du site, qui fait partie quasi intégrale de la demeure. Ils l’intègrent au paysage, en traitant par exemple les ouvertures en déclivité sur un terrain en pente. Pour maximiser l’apport de lumière naturelle, ils créent des variations de hauteur afin d’insérer des fenêtres en bandeau ou des lanterneaux. Ils dessinent volontiers des toitures en monopente ou en papillon (en forme de V) qui, tout en accentuant l’aspect non conventionnel de la maison, y font entrer la clarté à flot.
L’aménagement intérieur est, en général, très rationnel. Les espaces communs sont tournés le plus possible vers l’extérieur, donc vers la cour en milieu urbain et vers le paysage à la campagne. Les chambres sont souvent reléguées au côté nord, où la luminosité est moins importante. Au salon, le foyer fait office de point focal, le conduit de cheminée étant parfois désolidarisé du mur pour accentuer sa présence.
Les nouvelles techniques de fabrication participent à la singularité de ces maisons. Par exemple, le lamellé-collé de BC fir (sapin de Douglas importé de Colombie-Britannique) permet de fabriquer de grandes portées de toiture. Roger D’Astous en donne un exemple impressionnant en érigeant au domaine de l’Estérel, en 1960, la maison Fridolin-Simard, dont le toit s’étire vers le lac Masson. La projection des poutrelles fait pénétrer l’espace extérieur dans l’espace intérieur, et vice-versa. La continuité des matériaux renforce cet effet. Ainsi, le bardeau de cèdre, souvent utilisé pour recouvrir les murs et les toits de ces résidences, est fréquemment repris dans les entrées intérieures.
Dessinés pour l’avenir
Ces résidences nouveau genre marquent l’avènement d’une génération qui aspire à la modernité, sur le plan tant du mode de vie que du design. En témoigne l’œuvre de Pauline Roy-Rouillard, première femme architecte au Québec. Cette professionnelle d’avant-garde signe, en 1961, la maison Jean-Paul-Roy, sise sur l’avenue Charles-Fitzpatrick, à Sillery.
« Elle était spécialisée dans les résidences bourgeoises de la capitale provinciale et elle a fait plusieurs bungalows pour la nouvelle génération aisée. Ses réalisations sont cependant plus formelles. Sa recherche était surtout axée sur le confort, la lumière et la recherche technologique », précise Soraya Bassil, consultante en patrimoine culturel et muséologie, qui a étudié l’œuvre de la pionnière. Grâce à son côté conservateur, axé sur les désirs de sa clientèle, l’architecte s’élève dans un milieu jusque-là réservé aux hommes.
Signe des temps, les maisons à signature de l’époque sont conçues pour accueillir des appareils à la fine pointe de la technologie, qui renforcent leur prestance. Les électroménagers modernes complètent la cuisine-laboratoire influencée par Le Corbusier. Dans cette pièce indépendante vouée à la préparation des repas, les armoires de mélamine affichent souvent des teintes vives et audacieuses. Par ailleurs, le système de chauffage central à air pulsé et l’aspirateur intégré assurent un confort optimal aux propriétaires.
Modernes et intemporels
Le design intérieur fait l’objet d’une grande recherche visuelle. « Plusieurs matériaux sont popularisés dans ces maisons, tels que la mélamine, le béton, le gypse et le terrazzo. De la céramique colorée est souvent intégrée dans les entrées pour animer les espaces », souligne Soraya Bassil. Henri Brillon peint même en rouge orangé des poutres métalliques et divers éléments porteurs.
À l’inverse, les modernistes raffolent aussi des matières naturelles. Le bois, bien sûr, mais également la pierre, l’ardoise et l’acier. Des éléments de ferronnerie magnifient certaines cages d’escalier. La firme de Raymond Affleck, entre autres, se sert beaucoup du moellon de pierre et du bois pour donner de la chaleur à ses bungalows luxueux.
Nombre de maisons à signature, notamment à Westmount, sont aujourd’hui protégées. On en voit également en assez grande concentration à Ville Mont-Royal, dans les banlieues Sillery et Sainte-Foy de la ville de Québec et au Saguenay–Lac-Saint-Jean. Ces bungalows luxueux qui se développent en largeur plutôt qu’en hauteur créent toujours la surprise, car ils s’insèrent bien dans l’environnement, malgré leur architecture originale. Leur unicité renforce souvent le sentiment d’attachement de leurs propriétaires, qui reconnaissent la valeur patrimoniale de ces rêves d’architectes.
Emmanuelle Mozayan-Verschaeve est journaliste indépendante.