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Jocelyn Lauzon, Pointe-aux-Outardes

Jocelyn Lauzon enregistre des sons d'oiseaux sur la plage de la Pointe-aux-Outardes, sur la Côte-Nord. | Photo : Jocelyn Lauzon

Écouter le territoire

Il y a environ huit ans, le technicien du son Jocelyn Lauzon part enregistrer des oiseaux au parc Jarry, à Montréal. Il remarque une belle créature au plumage noir ponctué de rouge. Avec l’aide de Google, il parvient à l’identifier : un carouge à épaulettes ! L’amateur de plein air tombe alors sous le charme des vocalises de la faune ailée. « Je me souviens du sentiment d’excitation, mais aussi du bien-être que j’ai ressenti en écoutant le dawn chorus [chœur de l’aube], raconte-t-il. Ça emplissait mes écouteurs malgré le trafic du boulevard Saint-Laurent. Un monde pratiquement infini s’ouvrait à moi. »

Cette expérience va changer sa vie. Pour assouvir sa soif de savoir sur le sujet, il s’inscrit en biologie à l’université. Après son baccalauréat, fin 2022, il entame une maîtrise sur le microbiome des plantes. Parallèlement, il entretient le site loiseauson.com, où il documente la richesse bioacoustique du territoire québécois. Le biologiste souhaite aider les gens à identifier un oiseau d’ici par ses chants ou ses cris, mais pas seulement. Outre les gazouillis d’une soixantaine d’espèces, il enregistre des paysages sonores qui reflètent l’ambiance d’habitats naturels —chœurs de l’aube, mugissements de la mer, clapotis de ruisseaux, etc.

« Je m’adresse aussi à un public qui cherche à écouter, attentivement ou en trame de fond, des habitats naturels et leurs communautés aviaires. Ce qui m’intéresse dans la captation de paysages sonores, c’est l’aspect écologique, oui, mais surtout esthétique : la qualité des sons et la subjectivité des prises », explique celui qui a travaillé près de 12 ans dans la sonorisation de spectacles et l’enregistrement musical.

La trame sonore de la vie

Le son d’une forêt boréale de la Côte-Nord, les cris d’un huard sur un lac à la brunante, le vent sur le mont Tremblant… Le « chant » unique d’un territoire exprime la vie qui s’y déroule et l’identité des gens qui l’habitent. Peu étudié jusqu’ici, le patrimoine sonore paysager passionne maintenant plusieurs personnes qui cherchent à le caractériser et à le préserver.

C’est d’abord l’art qui a mené Thibaut Quinchon à l’enregistrement de paysages sonores. « Comme artiste, je veux exprimer des choses, et les sciences de l’environnement m’ont toujours parlé », formule-t-il. Le concepteur tire de ses captations des œuvres artistiques (voir « Un pays en décibels », Continuité, automne 2023, p. 34). Depuis 2020, il s’engage aussi bénévolement pour la Fiducie de conservation des écosystèmes de Lanaudière. Avec le directeur général de cette organisation, il a constitué une carte acoustique de sa région d’adoption. « Nous souhaitons valoriser le patrimoine sonore naturel de chez nous et faire découvrir sa richesse. »

Le site uneviequisecoute.com diffuse différents paysages sonores du Québec qui illustrent la diversité du territoire. Il comporte actuellement une trentaine d’enregistrements, la plupart réalisés par M. Quinchon à Lanaudière, avec un descriptif du milieu capté par le micro. « Il y aura sous peu des paysages sonores de l’ensemble du Québec, avec peut-être la participation d’autres personnes qui réalisent des enregistrements en nature », ajoute l’artiste.

Un signal de l’état du monde

Au-delà des frontières du Québec, plusieurs plateformes font entendre des paysages, par exemple Sounds of the Forest, qui recueille les sons des bois et des forêts du monde entier. Cette carte interactive sonore rassemble le travail de nombreux passionnés. D’ailleurs, tout le monde peut y ajouter une captation.

Les enregistrements réalisés en nature livrent aussi des indices sur l’état de santé d’un écosystème, si bien que des scientifiques y recourent pour réaliser des recherches. « Les travaux de l’audionaturaliste américain Bernie Krause nous révèlent, par exemple, qu’on peut entendre le réchauffement climatique. Les modifications du climat ont un effet direct sur la faune en favorisant notamment le déplacement de certaines populations d’oiseaux vers le nord ou en précipitant leur déclin. Cela modifie l’environnement sonore, la biophonie d’un lieu  », relate Vincent Bouchard-Valentine. Le professeur de pédagogie musicale à l’Université du Québec à Montréal s’intéresse à l’écologie sonore et à la perception auditive de l’environnement.

 

Sculpter le son : une quête d’équilibre

Les capteurs de paysages sonores ne récoltent pas tous les décibels de la même façon. Certains recherchent la pureté de la captation en s’éloignant le plus possible de la pollution sonore, alors que d’autres choisissent de montrer l’entière gamme des bruits qui marquent un environnement.

Pour sa part, Jocelyn Lauzon cherche à créer une expérience d’écoute en sculptant délicatement le son. À l’aide de logiciels, il rebalance certaines fréquences en fonction de l’esthétique ; par exemple, il réduit les basses du vent qui souffle pour mettre en valeur le chant aigu d’un oiseau. « Certains ne touchent pas à l’égalisateur. Moi je suis très à l’aise, car je ne dénature pas le son ni n’altère la réalité, explique-t-il. Toute captation sonore est subjective : le choix du microphone ou sa position, par exemple, affectent la balance des fréquences. »

S’il peut lui arriver d’éliminer le son strident d’un avion qui file au milieu d’une scène bucolique, l’amoureux des oiseaux n’a jamais recours au collage, au montage ou à la superposition. « Règle générale, ce qu’on entend est ce qui se passait au moment de l’enregistrement. »

Les serins ou les sirènes ?

D’autres trouvent tout aussi fascinant de documenter les bruits de la ville. « Le souffle de la ventilation, le bourdonnement des systèmes électriques, le claquement des pas sur le béton… Tout cela, avec la forte réverbération du lieu, crée des textures intéressantes », note M. Bouchard-Valentine.

En effet, le paysage sonore s’inscrit directement dans le patrimoine. « Certains sons peuvent définir une communauté, une région ou une époque, poursuit le professeur. Pensons aux bruits produits par les oiseaux qui peuplent un territoire, les sirènes de bateaux dans une ville portuaire ou, autrefois, les chevaux trottant sur les pavés de pierre. »

Après des années passées à tendre leur micro, les trois intervenants constatent l’ampleur des changements dans la bande audio du monde, laquelle est maintenant saturée de bruits technologiques. Les sons naturels sont maintenant plus difficiles à isoler du brouhaha créé par les voitures, les avions et les machines diverses. Documenter le paysage sonore naturel permet d’en conserver la mémoire, premier pas vers d’éventuelles mesures de protection.

« En constante évolution, le son influence beaucoup les êtres humains. Il fait partie de nous, élabore Jocelyn Lauzon. L’environnement sonore naturel favorise la santé mentale en diminuant le stress. Si on veut préserver ses bienfaits, il faut préserver la nature. » Prendre conscience de la beauté des paysages sonores invite ainsi à se reconnecter au monde vivant — et, peut-être, à mieux le protéger. ◆ 

 

Léa Villalba est journaliste indépendante.

Contenus sonores présentés dans cet article : 

Cet article est disponible dans :

Patrimoine sonore. Tendre l'oreille

Automne 2023 • Numéro 178

Sons

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