Et si on créait des fromages ?
Brigitte Trudel, Journaliste indépendante et auteure.
Fabriquer un fromage artisan au goût unique est un art savant enraciné dans l’histoire. Trois fromagères racontent leur métier à la jonction entre la science et les sens.
Ça commence par une étincelle. Pour Marie-Chantal Houde, copropriétaire de la Fromagerie Nouvelle France, c’est l’émotion ressentie à 12 ou 13 ans en goûtant un fromage au lait cru au Marché Jean-Talon. Pour Lucille Giroux, patronne de La Moutonnière, c’est le désir de mettre en valeur le lait de ses brebis élevées au départ pour leur laine. Pour Catherine Bélanger, directrice de la production chez La Vache à Maillotte et microbiologiste alimentaire, c’est une fascination pour les bactéries et leur rôle dans l’élaboration des délices lactés du terroir.
Puis, naît cette idée qui fermente : celle de créer ses propres pâtes fermes, molles ou persillées. Mais avant d’y parvenir, un monde reste à découvrir et à maîtriser. Au-delà de la tradition, ce monde a changé… un peu. « Jusque dans les années 1960, chaque village ou presque au Québec avait sa fromagerie », raconte Marie-Chantal Houde, qui compte 22 ans dans le métier. « L’idée, c’était de transformer les surplus de lait des fermes alentour pour ne pas les perdre. » Moules et cuillers en bois, chauffage à feu ouvert, pas d’instruments de mesure ni de pièce à ambiance contrôlée : les techniques étaient alors rudimentaires.
Aujourd’hui, entre tradition et modernité, une réglementation encadre matériaux et méthodes, ne serait-ce que pour des questions de sécurité. Les normes régissant le taux de bactéries du lait fermenté, par exemple, se révèlent strictes au Québec. Par ailleurs, dans certaines fromageries, de l’équipement s’est ajouté. De la machinerie pour brasser des centaines de litres de liquide ou pour manipuler une série de meules de 10 kilos, ça aide !
Alors qu’à l’époque, le savoir se transmettait entre générations, des formations sont désormais offertes pour acquérir les connaissances liées à la fabrication du fromage artisan contemporain. Malgré cela, la base, elle, demeure.
Lait d’été, lait d’hiver
La base, c’est d’abord l’authenticité de la matière première — les ferments, la présure, le lait — et sa traçabilité. « Le lait que j’utilise provient de mes brebis ou de troupeaux d’autres producteurs que je connais. Je sais quel lait va dans quel bassin, comment sont nourries et où sont gardées les bêtes qui le fournissent selon les saisons », raconte Lucille Giroux, qui a lancé sa fromagerie il y a plus de 30 ans.
La base, ce sont aussi les étapes, classiques, qui se répètent. Caillage, égouttage, moulage, salage, affinage. Quand l’artisan fromager travaille, tous ses sens, en éveil, sont mis à contribution : c’est le savoir-faire en action.
« Même si j’ai des instruments qui mesurent la température et le taux d’humidité, par exemple, ces indications ne sont pas suffisantes pour me renseigner sur tous les éléments à considérer, fait valoir Marie-Chantal Houde. Je sens, je goûte, je touche, je regarde mon produit, à toutes les étapes. J’applique les méthodes d’autrefois à la lumière de la science d’aujourd’hui et je me fie à mon expérience. »
« Le lait, c’est vivant ! poursuit Catherine Bélanger. Il vient dans une variété de couleurs et de saveurs. Prenez le lait d’été, ce n’est pas comme le lait d’hiver. Rien que pour cette raison, faire du fromage, c’est un exercice multisensoriel. »
Pas pareil, le milieu industriel
Ce plaisir des sens qui définit le métier d’artisan fromager, Catherine Bélanger n’y avait pas accès, il y a quelques années. Elle travaillait en usine à la fabrication du fromage « tout-aller », comme elle l’appelle. « Dans l’industrie, les étapes traditionnelles — caillage, égouttage, affinage, etc. — sont contrôlées mécaniquement. On ne voit le produit qu’à la fin des opérations », indique-t-elle.
De plus, pour permettre la confection en grand volume, les usines traitent différemment l’ingrédient de base. D’un, on ignore sa provenance exacte. « Le lait utilisé en usine est un mélange de plusieurs laits récoltés chez de nombreux producteurs. La matière première n’a donc plus de signature propre », note Lucille Giroux à propos des fromages qu’elle dit « de commodité ».
De deux, ce mélange de lait qui arrive en très grande quantité est standardisé toujours selon le même ratio de ses ingrédients (eau, sucre, gras). « Il est moins noble et moins riche en saveurs », regrette Marie-Chantal Houde.
Fromages au parfum de passion
Les fromages industriels ont leur utilité dans la production alimentaire de masse. En revanche, un ingrédient manque dans leur composition. C’est le numéro un des artisans fromagers : la passion. Et autour de cette passion s’articule toute une chaîne de valeurs qui donne un sens à leur métier.
« En tant que producteurs à petite échelle, nous sommes les représentants d’un terroir, d’une région. C’est important, cette proximité avec les gens, cette idée d’aller du pis à l’assiette », croit Lucille Giroux. Si l’on regroupe ses fromages avec ceux de Marie-Chantal Houde et de Catherine Bélanger, fabriqués respectivement en Gaspésie, dans les Cantons-de-l’Est et en Abitibi, c’est une bonne partie du Québec qui est couverte.
En plus de la satisfaction de participer à l’économie locale, il y a le sentiment d’appartenir à une communauté, ajoute Catherine Bélanger. « Le lien avec nos producteurs, c’est primordial. On s’appelle par nos prénoms, c’est une ambiance très familiale. »
Marie-Chantal Houde parle quant à elle de l’intention derrière le geste. « Lorsqu’on crée un fromage en se rapprochant de la nature le plus possible, ce sont les notions de biodiversité, de bienveillance, de santé et de bien-être global qu’on met de l’avant. C’est très valorisant. »
Ça commence par une étincelle, disait-on. Suivie d’une idée qui fermente. Nourrie par le savoir-faire, la passion et les valeurs de l’artisan fromager, elle grandit et se transforme. Jusqu’à devenir pour le palais et les papilles une explosion de saveurs ! ◆
Brigitte Trudel est journaliste indépendante et auteure.