Un patrimoine en forêt
Louise Mercier, d'Action patrimoine, et France Gagnon Pratte, de la FQP
Qui a vécu l’expérience de la forêt et de sa nature sauvage sait à quel point il s’agit, au Québec, de l’un de nos plus précieux trésors. Mais plus l’urbanisation progresse, moins cette expérience est partagée. Et moins les gens connaissent la forêt, moins ils ont le goût de s’en porter défenseurs. L’histoire récente nous donne des enseignements importants, et certaines initiatives d’aujourd’hui méritent notre intérêt.
L’histoire dans la forêt
Dans cette forêt québécoise s’est constitué, dès le XIXe siècle, à la faveur d’une loi en matière de pêche (1858) et d’un acte facilitant la formation de clubs privés (1885), un patrimoine bâti d’une grande valeur, construit par des passionnés de nature. Les sites des clubs de pêche privés qui ont vu le jour sous l’égide d’une bourgeoisie anglo-saxonne et francophone férue de véritables expériences en nature sont des territoires historiques et naturels ancrés dans l’histoire du Québec. Près de quatre décennies après le « déclubage » (en 1977, l’État québécois ne renouvelle pas les baux sur les terres de la Couronne et abolit les droits exclusifs de chasse et de pêche des clubs privés), force est de constater le piètre sort réservé à la majorité d’entre eux. Certains ont disparu, ont été mis à feu ou détruits volontairement afin d’éviter le vandalisme et les incendies de forêt. Plusieurs ont perdu bon nombre de leurs éléments caractéristiques faute de l’entretien nécessaire, l’éloignement étant un facteur aggravant. Enfin, la forêt qui formait avec ce bâti un tout paysager unique a subi à bien des endroits les coupes intensives de l’industrie forestière, qui ont laissé de vastes zones ravagées et méconnaissables et, surtout, des forêts appauvries.
Donner accès au territoire à l’ensemble des Québécois était et demeure une bonne idée. Toutefois, la précipitation et la pression populaire n’ont pas favorisé la protection de ce riche patrimoine culturel. Dans l’empressement et la détestation des privilèges d’élite, on a omis d’établir des règles de protection pour ce patrimoine bâti, et en jetant le bébé avec l’eau du bain, les Québécois ont encore oublié l’importance d’un pan de leur patrimoine. Il y a là des leçons que l’on doit tirer et mettre à profit dans nos pratiques et nos choix de demain.
Les menaces qui pèsent sur ce qu’il reste de ce patrimoine :
– la méconnaissance de son intérêt comme témoin d’une partie de notre histoire et comme potentiel attrait touristique ;
– les coûts que représente son entretien en raison de l’éloignement, l’entretien demeurant la clé de sa longévité ;
– le manque de disponibilité de la main-d’œuvre spécialisée dans ce type de bâti, d’autant plus grand dans ces lieux éloignés ;
– la coupe forestière à proximité des camps de pêche, qui efface tranquillement les forêts ancestrales ;
– une faible concertation en ce qui concerne la définition des rôles de protection du patrimoine et leur partage entre ceux qui fréquentent les lieux, les propriétaires et les gestionnaires des territoires.
Si, à l’époque du « déclubage », on n’avait pas une connaissance fine de la valeur de ce patrimoine, il faut constater qu’encore aujourd’hui, bien peu d’ouvrages ont été publiés sur le sujet. Et il n’existe pas d’inventaire exhaustif. Le dossier de ce numéro de Continuité vient donc éclairer d’une façon importante ce champ de notre patrimoine.
Pour ce patrimoine en milieu forestier, il faudrait une sensibilisation beaucoup plus large des acteurs en présence : propriétaires de pourvoiries et de camps privés, membres des zecs, forestiers et État, par l’intermédiaire des ministères concernés. Tous ont un rôle à jouer pour protéger le patrimoine naturel et culturel de nos forêts et l’enrichir pour les générations futures.
Des enseignements
Le patrimoine bâti de ces camps ancestraux peut également être source d’enseignements.
Les matériaux utilisés dans la construction des camps étaient principalement prélevés sur leurs sites. Les techniques simples, qui avaient été celles des premiers colons ou qui s’inspiraient des courants naturalistes, permettaient un entretien facile. La rusticité correspondait aux lieux eux-mêmes. L’insertion des bâtiments dans le paysage était faite avec grand soin et laissait place à la contemplation de la nature. Parfois, des architectes collaboraient à la conception des bâtiments les plus exubérants, club houses et autres bâtiments d’envergure, pour les rendre encore plus attrayants. Cela pourrait inspirer ceux qui entretiennent ces bâtiments patrimoniaux et ceux qui en construisent présentement dans des sites naturels au Québec. Pourquoi certaines pourvoiries sont-elles si moches avec leurs camps en contreplaqué et leurs matériaux bas de gamme ? C’est ce que nous avons de mieux à offrir à ceux qui fréquentent la forêt, Québécois ou touristes ? L’expérience de la vie en forêt n’est-elle pas justement l’occasion d’explorer notre capacité à se reconnecter à la nature sans artifices ?
Des exemples inspirants
Alliances pour l’avenir
Des alliances nouvelles entre sociétés privées et organismes à but non lucratif (OBNL) sont inspirantes et prometteuses pour l’avenir : Kenauk en Outaouais en est un bel exemple.
En 2013, Oxford Properties Group (une filiale de la caisse de retraite ontarienne OMERS) met en vente l’ensemble du territoire de Fairmont Kenauk, une pourvoirie sise sur l’ancienne seigneurie Papineau et exploitée par Fairmont Hotels & Resorts. Cette propriété comprend 70 lacs et 13 chalets. En tout, 26 000 hectares de terres privées, que l’entreprise ne souhaite pas vendre à la pièce. Un milieu naturel et culturel exceptionnel !
Ce sont donc Kenauk Nature, une société en commandite formée de quatre partenaires privés, ainsi que Conservation de la nature Canada (www.conservationdelanature.ca), un OBNL dont la mission est de protéger le patrimoine naturel du Canada, et Lyme Kenauk Canada, une division de la société forestière Lyme Timber Company, qui en font l’acquisition au printemps 2014.
Kenauk Nature achète la plus large part du territoire au coût de 27,5 millions de dollars, en souhaitant en maintenir le caractère naturel tout en assurant son accessibilité et les activités de plein air. Cette société gère dorénavant la pourvoirie. La société Lyme Timber Company, spécialisée dans la gestion ordonnée de terres forestières, obtient pour 8 millions les droits d’exploitation sur 21 060 hectares, soit 80 % du territoire.
Quant à l’organisme Conservation de la nature du Canada, il a acquis 4055 hectares afin d’en assurer la protection à perpétuité. Il a réussi à mettre 5 millions sur la table grâce à des dons privés, appariés par les fonds du Programme de conservation des zones naturelles du Canada. Prévoyant, l’organisme s’est également donné l’obligation de verser 20 % de la valeur de la transaction dans un fonds de dotation dont les rendements permettront de payer les taxes relatives au territoire acquis. Dès l’acquisition, CNC a inventorié la biodiversité du territoire. CNC n’exclut pas la possibilité de se porter acquéreur d’une autre partie du territoire de Kenauk sur lequel il a une option d’achat valide pour quatre ans : 1800 hectares en plein titre et 13 000 hectares additionnels en servitude. Il lui faut d’abord en évaluer la valeur écologique et, bien sûr, réunir les fonds nécessaires.
Et en Beauce
Une autre acquisition récente au Québec dont CNC est particulièrement fier est celle du territoire du lac du Portage, le plus grand lac de Beauce. En 2014, M. Rex Scott, héritier de la famille Breakey qui y avait implanté un camp de pêche au début du XXe siècle, a fait don des bâtiments à CNC. L’organisme a acheté les terres de ce vaste site formé de quatre lacs privés non construits, maintenant exempt de toute coupe forestière intensive et à l’abri de tout projet résidentiel. CNC a maintenu l’entente avec la pourvoirie qui gère les lieux et rend ainsi accessibles les activités de chasse et pêche sur le territoire. Un autre effet heureux de cette protection réside dans le fait qu’elle crée un immense corridor forestier protégé pour la faune, le territoire étant jouxté de l’autre côté de la frontière américaine par une servitude forestière de plus de 100 000 hectares.
Habiter la nature
La Sépaq offre depuis peu dans ses parcs des chalets Exp. (pour « expérience »). D’une architecture contemporaine, ces constructions simples, très vitrées et bien adaptées aux sites dans lesquels elles s’insèrent offrent l’expérience de la forêt dans un confort sommaire. L’objectif est de rendre la nature accessible pour de courts séjours à ceux que le camping ne passionne pas. À ce jour, quatre parcs nationaux offrent cet habitat forestier nouveau genre et abordable : ceux du Mont-Tremblant, de la Jacques-Cartier, des Monts-Valin et du Mont-Mégantic.
Le travail de la Sépaq, depuis quelques décennies maintenant, est de nature à rapprocher les gens des milieux naturels et à faire en sorte que la forêt soit attractive et familière au plus grand nombre. Un espoir de plus pour sa protection à long terme.
L’avenir nous appartient
Cette forêt que nous chérissons, nous devons nous en sentir responsables. Il faut mettre l’épaule à la roue, de façon collective et individuelle, pour trouver les solutions qui assureront son avenir. Les Québécois doivent également apprendre à reconnaître la valeur de leur patrimoine bâti, quel qu’il soit. Sinon, il est condamné à disparaître