Une vision pour les paysages
Renée Genest, directrice d'Action patrimoine, Frédérique Lavoie, agente Avis et prises de position de l'organisme, et Patrick Marmen, administrateur d'Action patrimoine
La chronique Point de mire reflète la position d’Action patrimoine dans certains dossiers chauds. Cet hiver, elle se penche sur les paysages culturels patrimoniaux.
En 1993, l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO) inscrivait le parc national de Tongariro, en Nouvelle-Zélande, à la prestigieuse Liste du patrimoine mondial. Si cette désignation peut aujourd’hui sembler anodine, elle marquait le début d’une nouvelle ère dans la sauvegarde du patrimoine. En effet, ce site naturel devenait le premier lieu à bénéficier d’une protection juridique à titre de paysage culturel, catégorie que l’UNESCO avait intégrée, l’année précédente, à sa convention sur le patrimoine mondial. Les paysages culturels sont alors définis comme les « œuvres conjuguées de l’homme et de la nature ». En septembre 2019, la Liste du patrimoine mondial en comptait 114.
Au Québec, l’organisation des États généraux du paysage en 1995 a mené à la création du Conseil du paysage québécois, puis à la Charte du paysage québécois. Malgré cet engouement pour le patrimoine paysager, il a fallu attendre l’année 2012 pour que les paysages culturels québécois obtiennent un statut de protection officiel (la désignation) en vertu de la Loi sur le patrimoine culturel (LPC). Toutefois, encore à ce jour, aucune désignation n’a été accordée. À la lumière des différentes démarches des municipalités désireuses de protéger leurs paysages, Action patrimoine s’est interrogé sur la charge de travail que représente le processus de désignation, mais également sur les autres moyens de mettre en valeur et de protéger les paysages québécois.
Le patrimoine paysager, un bien collectif
Le territoire du Québec se compose principalement de paysages agricoles, forestiers et maritimes. Afin de mieux comprendre les enjeux relatifs aux paysages culturels patrimoniaux, il faut d’abord en éclaircir le concept. S’il en existe plusieurs définitions, la LPC considère comme paysage culturel patrimonial « tout territoire reconnu par une collectivité pour ses caractéristiques paysagères remarquables résultant de l’interrelation de facteurs naturels et humains qui méritent d’être conservées et, le cas échéant, mises en valeur en raison de leur intérêt historique, emblématique ou identitaire ».
Comprenons ici que le paysage est défini tant par les caractéristiques physiques du territoire que par le regard des individus et des groupes qui l’habitent ou l’observent. Cette dimension subjective du paysage culturel peut générer un fort sentiment d’appartenance au sein des collectivités locales. Ainsi, la volonté de protéger un paysage peut avoir un effet rassembleur dans la population. La sauvegarde du patrimoine devient alors une activité motivée par le désir d’embellir le milieu de vie de tous.
Cet aspect collectif des paysages culturels, ainsi que leur étendue géographique, fait en sorte que leur préservation implique forcément un très grand nombre d’acteurs publics et privés. C’est ce qui a amené le ministère de la Culture et des Communications (MCC) à définir, à même la LPC, un processus de désignation distinct axé sur la reconnaissance collective des caractéristiques paysagères à préserver. Dès lors, pour être entérinée par la ministre, la désignation d’un paysage doit reposer sur l’élaboration d’une démarche participative qui démontre l’adhésion de tous les acteurs aux caractéristiques emblématiques visées. Par la suite, sa mise en œuvre et son suivi doivent se faire par l’intermédiaire de l’adoption d’une charte des paysages, un document d’engagement des acteurs qui se base sur une adhésion morale plutôt que légale aux principes de préservation ou de mise en valeur préconisés.
Malgré cette volonté politique, comment explique-t-on l’absence de désignation, sept ans après la création d’un statut légal pour les paysages culturels patrimoniaux ? Doit-on remettre en cause l’objectif de cet outil ou la démarche de désignation établie ? Est-ce que la désignation d’un paysage culturel patrimonial permet à elle seule une réelle protection de celui-ci, une sensibilisation de l’ensemble des acteurs (élus, citoyens, professionnels, etc.) et une compréhension de l’enjeu global ?
Vers une première désignation ?
La Municipalité de Rivière-Ouelle, dans le Bas-Saint-Laurent, effectue depuis 2013 des démarches afin que le paysage de son littoral, plus précisément celui de la pointe aux Iroquois et de la pointe aux Orignaux, obtienne la désignation de paysage culturel patrimonial. Les consultations publiques tenues dans le cadre de ces démarches ont permis d’inscrire les préoccupations et les objectifs des citoyens dans un plan d’action et de conservation des paysages.
Ces démarches devaient s’avérer relativement simples. Alors que plusieurs paysages culturels couvrent de vastes territoires de compétence fédérale, provinciale et municipale, le projet de désignation de Rivière-Ouelle ne concernait qu’une seule municipalité, ce qui diminuait le nombre d’intervenants dans le dossier.
Toutefois, en dépit de la volonté collective, du travail acharné des personnes concernées et de l’accompagnement du MCC, certaines embûches ont ponctué le processus de désignation. Par exemple, les délais administratifs et l’ampleur des efforts à investir, tant en ressources humaines et financières qu’en temps, se sont avérés des défis importants pour la Municipalité. Voilà qui illustre bien la lourdeur des démarches nécessaires pour obtenir une reconnaissance du gouvernement. Cela pourrait expliquer, en partie, que le seul projet sur le point de se réaliser soit celui de Rivière-Ouelle. Pour que les plus petites municipalités, où les ressources humaines sont limitées, se lancent dans un tel processus, il faut que les retombées soient au moins proportionnelles aux efforts investis.
Tout au long de ses démarches, Rivière-Ouelle a dû préserver la cohésion entre les différents acteurs, notamment en maintenant l’appui des élus et de la population. Mais comment conserver ces appuis à long terme une fois la désignation octroyée ? La mise en œuvre du plan d’action et de conservation des paysages culturels dépend également de la mobilisation continue de toutes les parties prenantes, ce qui représente un défi futur pour la Municipalité.
En résumé, la volonté du gouvernement de reconnaître les paysages culturels comme un élément à part entière de notre patrimoine ne suffit pas. L’application de la LPC requiert aussi un consensus parfois complexe à obtenir des acteurs sur le terrain. En effet, les municipalités doivent travailler à partir d’objectifs communs et réunir plusieurs intervenants, un processus qui dépend trop souvent du bon vouloir de tout un chacun.
Une sensibilité à développer
Si la possibilité de désigner un paysage culturel patrimonial en vertu de la LPC apparaissait en 2012 comme une approche prometteuse, il semble aujourd’hui que cet outil ne parviendra pas à lui seul à assurer efficacement la protection du patrimoine paysager québécois. Il doit plutôt être accompagné d’initiatives de sensibilisation, d’une part, et d’une vision gouvernementale d’ensemble plus large, d’autre part.
Les statuts de protection proposés par la LPC revêtent un caractère paradoxal. La valorisation de certaines richesses patrimoniales se fait parfois au détriment d’autres éléments qui n’obtiennent pas de protection. Certes, la désignation d’un paysage culturel patrimonial offre la possibilité de reconnaître sa qualité et ses caractéristiques paysagères remarquables. Mais qu’adviendra-t-il des paysages qui ne seront pas désignés ou qui ne feront pas l’objet d’une demande de désignation ? Malheureusement, l’absence de protection officielle est parfois comprise comme une absence de valeur patrimoniale.
Pour pallier ce problème, des efforts de sensibilisation auprès du public s’imposent. À titre d’exemple, des organismes comme Paysages estriens valorisent l’importance du patrimoine paysager, et ce, sous l’angle de son apport au développement économique, culturel et touristique. Ce dernier a même publié un manuel de bonnes pratiques afin de guider les différents intervenants du milieu municipal. Plus à l’ouest, Culture Mauricie a réalisé en 2017 une série de capsules vidéo pour faire connaître les paysages patrimoniaux des différentes villes de la région. Partagées sur les réseaux sociaux, ces capsules ont été consultées par plus de 20 000 personnes.
Des rôles à redéfinir
Les initiatives régionales de mise en valeur, lorsqu’elles sont combinées aux démarches des municipalités visant à faire reconnaître leurs paysages culturels, contribuent grandement à conscientiser les différents acteurs à l’importance de la protection du patrimoine paysager. En effet, celle-ci ne peut être pleinement assurée sans la participation des décideurs de tous les domaines concernés : culture, aménagement du territoire, urbanisme, transports, environnement, etc. Pourtant, le MCC et les organismes spécialisés en patrimoine sont souvent perçus comme les seuls défenseurs de notre héritage bâti et paysager, alors que celui-ci relève de plusieurs ministères. Cette perception résulte peut-être d’un manque de vision globale de l’État. Par exemple, la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme, qui relève du ministère des Affaires municipales et de l’Habitation (MAMH), ne mentionne qu’à deux reprises le terme paysage, et le fait essentiellement pour aborder la protection des vues ou l’aménagement d’espaces verts.
Il suffit d’examiner le cas d’un possible troisième lien reliant Québec et Lévis pour constater que la notion de patrimoine paysager est loin de toujours compter dans la prise de décision. Dans son scénario initial d’un pont entre les deux rives, le ministère des Transports omettait d’aborder la dimension patrimoniale de l’île d’Orléans. Encore à ce jour, rares sont les interventions mentionnant les répercussions paysagères que pourrait avoir la construction d’un tunnel sur les terres agricoles de l’est de Lévis. Puisque la LPC exige une reconnaissance collective de la valeur des paysages culturels patrimoniaux, l’appareil gouvernemental devrait, en retour, prendre la mesure du caractère transversal des enjeux associés à la notion de patrimoine. En ce sens, il faut regretter l’absence d’une définition gouvernementale commune utilisée par l’ensemble des ministères.
Bref, si la démarche de reconnaissance d’un paysage culturel, tout comme celle du patrimoine bâti, doit d’abord et avant tout recevoir un appui local, elle doit aussi émaner d’une vision globale claire. À cette fin, le MAMH doit jouer son rôle et promouvoir la préservation et la mise en valeur des paysages, notamment par la mise à jour, dans la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme, des pouvoirs et des responsabilités des administrations locales en la matière. Il est également essentiel que les documents de planification locale soulignent l’importance des paysages.
Pour une prise de décision réfléchie
Produit des relations historiques entre un groupe, ses activités et un lieu, le paysage culturel est le témoin de l’évolution sociale, économique et culturelle d’un territoire. Il possède tant une valeur économique liée au développement du tourisme qu’une valeur environnementale, sociale et culturelle participant au maintien, voire à la création de cadres de vie de qualité.
La reconnaissance et la gestion des paysages culturels sous l’angle patrimonial obligent les pouvoirs publics à sortir des sentiers battus. Il faut encourager l’innovation et l’expérimentation en matière de processus et d’outils, et cela doit passer par la sensibilisation aux paysages culturels qui nous entourent. Évidemment, un processus de désignation plus convivial pourrait certainement contribuer à la préservation des paysages. Toutefois, il importe avant tout que celle-ci devienne un élément incontournable à considérer dans les réflexions préalables à tout projet de développement du territoire.