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Pierre Lahoud

Vallée du Saint-Laurent – Paysage cherche vision d’ensemble

En juin 2013, Action patrimoine tenait un colloque sur la protection des paysages de la vallée du Saint-Laurent. Une centaine de participants et de collaborateurs ont saisi l’occasion pour réaffirmer l’importance de ce paysage culturel unique au pays, constitué à partir d’une occupation continue du territoire de plus de quatre siècles. Le colloque a mis en lumière les menaces qui pèsent sur ce patrimoine et les enjeux liés à sa protection. À l’automne, le magazine Continuité a poursuivi la réflexion en publiant un dossier étoffé sur les paysages.

Malgré ces efforts de sensibilisation, des questions demeurent sans réponse : N’est-ce pas le rôle du gouvernement, par la voix de son ministre de la Culture et des Communications, de donner le ton en se dotant d’une vision d’ensemble pour protéger le paysage de la vallée du Saint-Laurent ? N’est-ce pas à lui d’éviter que de petites initiatives sur le terrain, forcément disparates et d’inégale portée, dictent ce que sera ce patrimoine culturel pour nos enfants et nos petits-enfants ?

Un paysage identitaire fondateur
Plusieurs caractéristiques font l’unicité du paysage de la vallée du Saint-Laurent :
• une occupation du territoire ordonnée sous forme de larges bandes de terre (10 fois plus longues que larges) donnant accès à un cours d’eau, traces encore tangibles du régime seigneurial ;
• un système de rangs unique qui s’étale de la plaine fluviale jusqu’aux contreforts des Appalaches et des Laurentides ;
• des noyaux villageois structurés autour de bâtiments institutionnels : église, couvent, presbytère, cimetière paroissial ;
• des villes qui se sont bâties en fonction d’un accès à la voie de navigation, comptant pour la plupart un quai, un phare ou des aides à la navigation ;
• de nombreuses îles aux identités propres, dont la plus vaste est habitée (l’île de Montréal, métropole francophone en Amérique) et dont les plus petites ont su conserver un système de pâturage commun (les îles de Berthier) ;
• un réseau de circulation remontant aux origines du pays : chemin du Roy, système de côtes sur l’île de Montréal, rangs, chemins de raccordement nord-sud – autant de parcours mères qui ont contribué à l’édification du patrimoine bâti dans leurs marges ;
• un réseau de canaux qui offrent un accès à l’intérieur du continent depuis la fin du XVIIIe siècle ;
• sans oublier le fleuve lui-même, majestueux, à l’origine d’un patrimoine maritime nordique exceptionnel – pratique de la pêche, du cabotage, de la navigation et du pilotage –, et source d’un vaste patrimoine immatériel aux contours mal connus.

Paysage identitaire par excellence, la vallée du Saint-Laurent offre un visage maritime, agricole, urbain ponctué d’éléments naturels spectaculaires. On aime vanter ce paysage dans les promotions touristiques à l’extérieur du pays, mais, ici, il ne fait l’objet d’aucune mobilisation concertée qui assurerait la protection de son patrimoine culturel.

Reconnaître, mais encore ?
En mars 2010, à l’instigation des Amis de la vallée du Saint-Laurent, l’Assemblée nationale du Québec a adopté une motion qui reconnaît que le fleuve Saint-Laurent est « un patrimoine national à protéger, à développer et à mettre en valeur ». Quatre ans plus tard, force est de constater que peu de gestes concrets ont été posés pour transformer cette reconnaissance vertueuse en réflexion nationale. Aucune action nécessaire à l’obtention de résultats probants n’a été entreprise.

Un peu plus tôt, en 2006, le gouvernement du Québec avait instauré, à même la Loi sur le développement durable, un statut de paysage humanisé qui visait à reconnaître la contribution de l’être humain à la diversité écologique du territoire. L’objectif : protéger certains territoires habités remarquables, avec l’intention de maintenir les propriétés et l’harmonie de ces « ensembles écologico-culturels », tout en permettant la poursuite et l’évolution des activités humaines. Huit ans après l’entrée en vigueur de la Loi sur le développement durable et quelques tentatives du milieu municipal (Gaspésie, Bas-Saint-Laurent), aucun territoire n’est protégé par un tel statut. Probablement parce que ce concept manquait d’ancrage dans la réalité et que les outils pour l’appliquer n’existaient pas dans cette loi, ni dans la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme.

Une loi qui outille peu
À l’automne 2012 entrait en vigueur la Loi sur le patrimoine culturel, dans laquelle la notion de paysage culturel patrimonial est reconnue pour la première fois. À l’invitation du ministère de la Culture et des Communications (MCC), les instances locales et régionales ont dorénavant la possibilité de faire reconnaître des paysages identitaires. L’« approche participative ascendante » comprend de nombreuses étapes : diagnostic paysager, adoption d’une charte du paysage par les communautés, consultations publiques sur l’élément désigné pour ensuite obtenir un « sceau de qualité » émis par décret gouvernemental, après les étapes de recommandations du Conseil du patrimoine culturel du Québec et du ministre de la Culture et des Communications auprès du Conseil des ministres. Le pari du MCC est que ce « label » servira d’élément déclencheur à la mise en place, toujours par les instances locales et régionales, des outils réglementaires pour protéger de façon tangible le paysage et assurer le suivi de sa protection. Le parcours du combattant, quoi !

Vu la lourdeur du processus, pas étonnant que, 18 mois après l’entrée en vigueur de la loi, aucun paysage n’ait été désigné comme paysage culturel patrimonial, et que personne ne se bouscule au portillon pour en faire reconnaître.

Des menaces réelles
Si l’on continue dans cette voie, le constat risque d’être vite douloureux pour le paysage culturel de la vallée du Saint-Laurent, car il fait l’objet de menaces réelles. Plusieurs facteurs entrent en ligne de compte dans sa protection ou sa dénaturation, et il faut les contrôler avec une vision globale, tant en milieu urbain que rural.

C’est le cas de :
• la perte des perspectives les plus significatives lors de l’édification de nouvelles structures ;
• l’étalement urbain qui provoque le dézonage puis la disparition des plus anciennes terres agricoles dans la vallée, de même que l’effacement des traces de la trame seigneuriale ;
• l’agriculture qui favorise le remembrement des terres en grandes unités et en monoculture ;
• la mise aux normes des réseaux routiers qui modifie les tracés routiers fondateurs ;
• la dévitalisation des rangs faute de projets pour les revaloriser et favoriser leur occupation ;
• la disparition du patrimoine bâti agricole et la banalisation des paysages ruraux par l’uniformisation du bâti résidentiel.

Des attentes justifiées
Depuis 15 ans, Action patrimoine fait valoir l’importance de reconnaître les paysages culturels et de contrôler adéquatement leurs transformations, afin d’en préserver l’intégrité et la lisibilité et de créer pour l’avenir des paysages qui nous ressemblent. Mais, comme nous l’avions exprimé en 2011 dans notre mémoire sur le projet de loi, le statut de paysage culturel patrimonial comporte des faiblesses : les initiatives ne pourront qu’être prises à la pièce et devront obtenir l’unanimité du milieu municipal visé (mesure inhabituelle et fortement contraignante), sans vision d’ensemble pour le territoire québécois. Ce modus operandi laisse peu de place à la cohérence et à des résultats probants à long terme.

La vallée du Saint-Laurent est la mémoire vive du Québec. Un bien collectif. Il est temps pour le gouvernement d’en prendre la mesure véritable, d’adopter une vision transcendante (qui reste à formuler) et de la mettre en application. Allons au-delà des initiatives locales, aussi louables soient-elles. C’est à l’État de s’assurer que l’avenir de ce territoire fondateur soit l’affaire de tous.

Cet article est disponible dans :

L'empreinte du train

Printemps 2014 • Numéro 140

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