RETOUR

Bonhommes gigueurs bûcherons

Ces bonhommes gigueurs fabriqués par Paul Marchad et décorés par Monique Jutras représentent des bûcherons. | Photo : Vicky Michaud

Ce bonhomme gigueur qui sillonne le monde

Un petit pantin articulé, familier des veillées traditionnelles d’ici, a traversé les décennies et les frontières. Portrait de cet objet d’art populaire.

À la fois marionnette, jouet et instrument de percussion, le bonhomme gigueur n’est pas exclusif au Québec, ni même au Canada. Bien qu’il demeure fortement associé aux traditions culturelles de l’Amérique française, on le retrouve au Canada anglais, aux États-Unis, en Angleterre — d’où il est probablement originaire — et dans d’autres régions du monde. Malgré cette large distribution, il reste peu étudié.

 

Un pantin, plusieurs noms

Il s’agit d’un petit personnage de bois aux membres articulés qu’un manipulateur fait giguer sur une planchette flexible. Connu depuis le milieu du XIXsiècle, il a hérité de diverses appellations : bonhomme gigueur, gigueux, bonhomme danseur chez les francophones du Canada ; jig doll, dancing doll, limberjack chez les anglophones d’Amérique et d’Europe, pour ne donner que quelques exemples.

Étudier cet objet d’art populaire commun à diverses cultures nécessitait la création d’un terme générique permettant de désigner tous les spécimens : j’ai proposé pantin gigueur, pour référer à un personnage articulé dont l’action spécifique est de danser la gigue. À l’instar d’un vrai gigueur, ce pantin accompagne le rythme de la musique avec ses pieds. Il est donc naturel pour les utilisateurs, surtout s’ils sont musiciens, de le considérer comme un instrument de percussion. Les mouvements qu’il exécute étant passablement amusants, d’autres l’associent plutôt à un jouet. Les pas improvisés et inattendus de sa gigue revêtent en effet un caractère ludique qui ne manque jamais d’épater le public : il donne l’impression de danser par lui-même, sans le concours du manipulateur qui, pourtant, exerce un certain contrôle.

Un ancêtre lointain

Plusieurs marionnettistes et fabricants croient que le pantin gigueur est issu de la « marionnette à la planchette » connue en Italie dès le XVIsiècle. L’hypothèse est cependant remise en question, puisque cet ancien pantin fonctionne différemment, dansant sur une planchette rigide déposée au sol, au moyen d’une corde qui lui traverse le corps à l’horizontale. Cette corde est attachée à un bout au genou du manipulateur, dont le pied repose sur une des extrémités de la planchette et, à l’autre bout, à une tige verticale. C’est la tension variable de la corde qui fait bouger et danser la marionnette au rythme de la jambe du marionnettiste.

Le pantin gigueur, quant à lui, fait appel à une technique différente. Assis sur le bout d’une planchette flexible dont l’autre extrémité se trouve en suspension dans les airs, le manipulateur y dépose les pieds du pantin. D’une main, il tient une baguette insérée dans le dos du gigueur et de l’autre, il frappe la planchette pour que ses pieds s’agitent et produisent une percussion. La force, la fréquence et le rythme de l’oscillation de la planchette requièrent technique et musicalité afin de synchroniser les pas du gigueur avec la musique.

Notons que le marionnettiste à la planchette fixe est en mesure de produire sa propre musique, puisque ses deux mains sont libres, tandis que le manipulateur d’un pantin gigueur doit avoir recours à des musiciens, à moins de chanter lui-même.

Si la marionnette à la planchette était utilisée autrefois par le musicien ambulant circulant de ville en village pour gagner sa vie, le pantin gigueur appartient plutôt à un contexte sédentaire et récréatif, observé le plus souvent en milieu familial et dans les cercles intimes de musiciens. Tout au plus peut-on parler de liens de cousinage entre ces deux modèles ; il faut donc les étudier comme des catégories distinctes.

Le pantin gigueur a fait l’objet de peu d’études. Quelques chercheurs, ethnologues et marionnettistes québécois l’ont mentionné brièvement dans leurs publications. J’ai cependant découvert un ouvrage récent signé par les chercheurs britanniques Pat Pickles et Katie Howson, The Brightest of Entertainers, Jig dolls from England & beyond (Suffolk, EATM 2018) — entièrement consacré aux jig dolls des îles britanniques et à leurs variantes partout dans le monde. Son contenu m’a convaincue de continuer à documenter le parcours de cet objet d’art populaire afin de stimuler la recherche au Québec et au Canada. 

Les pas improvisés et inattendus de sa gigue revêtent un caractère ludique qui ne manque jamais d’épater le public : il donne l’impression de danser par lui-même.

Représentations de personnages

En tant que musicienne et ethnologue, j’aime déployer sur scène diverses pratiques musicales traditionnelles, dont font partie nos bonhommes gigueurs. Ceux de ma collection, environ une quinzaine de spécimens, proviennent de fabricants divers. Dans plusieurs cas, je les ai moi-même décorés, peints et habillés afin qu’ils représentent des personnages : bûcherons, fermiers, gigueurs traditionnels, punks, acrobates, hôtesses de l’air et même des animaux. Tous giguent sur mes planchettes pour le bonheur des petits comme des grands.

Cette diversité de personnages s’inspire aussi de la tradition. Il existe toujours des liens entre ceux-ci et les contextes culturels qui les ont vus naître. Quelques exemples, depuis le milieu du XIXsiècle à aujourd’hui : le plus ancien spécimen de jig doll, retrouvé en Angleterre en 1851, représentait une femme vêtue à la mode victorienne ; les marins anglais fabriquaient de petits marins à leur image à bord des navires les menant en Amérique du Nord ; aux États-Unis, les artisans du sud des Appalaches ont créé le limberjack pour honorer leur métier de bûcheron (lumberjack). De même, la popularité des minstrel shows aux États-Unis, en Angleterre, en Australie et au Canada a donné lieu, dans chacun de ces pays, à la diffusion de modèles représentant des acteurs et danseurs à claquettes blackface typiques de ces comédies burlesques.

Au Québec, dans les diverses collections privées, on trouve sans surprise de petits bûcherons témoignant de l’époque des chantiers forestiers, mais aussi des figures emblématiques comme le diable, le curé, Séraphin Poudrier, les lutteurs Vachon et autres personnages légendaires. Notons que l’interdiction de la danse par le clergé catholique partout en Amérique française au cours des XIXe et XXsiècles a probablement contribué à la popularité de ce gigueur de bois qui pouvait danser en toute impunité.

 

Où en trouver aujourd’hui ?

Si quelques artéfacts de pantins gigueurs sont conservés dans des musées au Canada et ailleurs dans le monde, on en trouve parfois dans les marchés aux puces et chez les antiquaires ainsi que, de façon régulière, sur des sites de vente et d’enchères en ligne à l’échelle internationale (eBay, Etsy, etc.). Il existe aussi des modèles — anciens et nouveaux — produits en série au Québec, au Canada, aux États-Unis et en Europe, en vente sur Internet.

La fabrication artisanale subsiste toujours et semble relativement protégée grâce à la technologie numérique permettant aux amateurs de partager en ligne tant des astuces de conception que les prouesses de leurs pantins. Le méthodique et passionné chercheur-fabricant montréalais Yves Pellerin n’hésite pas à révéler ses techniques de fabrication et de manipulation sur sa chaîne YouTube. Il espère ainsi qu’au Québec, artisans du bois et amateurs produisent des spécimens de qualité, autant pour l’esthétique que pour la gigue. 

 

Un avenir prometteur

En 2021, le gouvernement provincial a reconnu la gigue comme élément du patrimoine immatériel québécois. Par ailleurs, en 2009, l’UNESCO s’est intéressée à la sauvegarde de pratiques liées aux marionnettes dans diverses régions du monde, dont celle du bonhomme gigueur du Canada. Dans un tel contexte, notre petit pantin semble avoir de l’avenir ! L’émerveillement suscité par sa gigue débridée au son de musiques traditionnelles demeure son meilleur gage de survie. ◆

Monique Jutras  est ethnologue, chanteuse, multi-instrumentiste et spécialiste de l’histoire du pantin gigueur. Cette chronique est le fruit d’une collaboration avec la Société québécoise d’ethnologie.

 

Cet article est disponible dans :

Patrimoine et art public. L'art aux quatre vents

Automne 2024 • Numéro 182

Cet article est gratuit !

Continuité vous offre gratuitement cet article. Vous aimez ? Abonnez-vous !

Je m’abonne !