Le fléau des démolitions
Chloé Breton et Renée Genest, Responsable des positions et de la formation et directrice générale d’Action patrimoine
La chronique Point de mire reflète la position d’Action patrimoine dans certains dossiers chauds. Cet automne, elle aborde les diverses raisons menant à la démolition de certains bâtiments, notamment le manque d’entretien et leur abandon.
Quel est le point commun entre le 190, rue Main à North Hatley, le moulin Gosselin à Lévis, les Scies Mercier à Lévis, les maisons allumettes à Gatineau, ou encore la maison Bignell à Québec ? Chacun, à sa manière, semble être victime d’un manque d’entretien provoquant la nécessité d’interventions dispendieuses. Cet argument est utilisé pour justifier la demande de leur démolition. Le phénomène de ce qui ressemble à un laisser-aller ou à des démolitions par abandon est un véritable fléau pour le patrimoine. Cette situation, loin d’être unique au Québec, consiste à ne plus entretenir un bâtiment, parfois d’intérêt patrimonial, ce qui a pour conséquence sa détérioration. Lorsque celui-ci se retrouve dans un état avancé de décrépitude, le propriétaire formule une demande de démolition en évoquant sa vétusté et le coût exorbitant des travaux. La démolition peut paraître comme la solution. Mais en réalité, qu’en est-il vraiment ?
Une remise en question
Le 3 juin 2020, un coup de pied dans la fourmilière a été donné avec la parution du rapport du Vérificateur général du Québec (VGQ), Sauvegarde et valorisation du patrimoine immobilier. Cet audit de performance sur la protection du patrimoine immobilier dresse un portrait alarmant de l’état et de la gestion du patrimoine québécois. Ce rapport conclut que 70 % des municipalités estiment ne pas avoir les outils nécessaires leur permettant d’offrir une expertise suffisante pour protéger le patrimoine. De plus, il faut comprendre que pour les municipalités, les opportunités de développement foncier et la perception des taxes se heurtent parfois à la préservation du patrimoine. En effet, elles peuvent être tentées d’accorder des permis de démolition de bâtiments patrimoniaux afin de construire sur le sol dégagé des immeubles avec un potentiel de taxation supérieur. Il faut rappeler que l’impôt foncier est l’une des sources de revenus les plus importantes pour les municipalités.
Grâce à l’adoption en 2021 du projet de loi numéro 69, loi modifiant la Loi sur le patrimoine culturel et d’autres dispositions législatives, les outils de protection mis en place aident à lutter contre les démolitions et les municipalités sont sommées de les adopter. Par exemple, depuis le 1er avril 2023, elles ont l’obligation de se doter d’un règlement de démolition et devront, d’ici 2026, se doter d’un règlement sur l’occupation et l’entretien des bâtiments. Également d’ici avril 2026, les municipalités régionales de comté (MRC) devront dresser, adopter et mettre à jour un inventaire des immeubles sur leur territoire datant d’avant 1940 et qui présentent une valeur patrimoniale, permettant une meilleure connaissance des biens patrimoniaux présents. Bien qu’il ne s’agisse pas d’un remède miracle, c’est tout de même une avancée pour outiller les municipalités de manière réglementaire afin qu’elles puissent intervenir en amont et éviter la dégradation d’immeubles patrimoniaux sur leur territoire.
Qu’en est-il vraiment ?
Sur le terrain, Action patrimoine constate que l’application de cette réglementation et le suivi de son application ne sont pas systématiques. À Lévis, selon le règlement sur l’occupation et l’entretien de la Ville, chapitre II, Obligation d’entretien ou de réparation : « Tout bâtiment principal, autre qu’un bâtiment agricole localisé en zone agricole, ainsi que tout autre bâtiment utilisé à des fins d’habitation doivent être maintenus en tout temps dans un état propice à l’occupation humaine et les travaux d’entretien et de réparation nécessaires doivent être effectués afin de le conserver dans cet état. » Prenons en exemple le moulin Gosselin, le dernier à Lévis. Au printemps 2024, pour faire suite à la demande d’Action patrimoine, des inspecteurs se rendent sur les lieux et constatent que le toit s’est effondré et que la structure est affectée. Le manque d’entretien et l’absence d’inspections ont mené à la dégradation accélérée du lieu et à une demande de démolition par le propriétaire.
De plus, selon la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme, section XII sur l’occupation et l’entretien des bâtiments : « La municipalité peut exiger, en cas de vétusté ou de délabrement d’un bâtiment, des travaux de réfection, de réparation ou d’entretien de celui-ci. […] Dans le cas où le propriétaire omet d’effectuer les travaux, la Cour supérieure peut, sur demande de la municipalité, autoriser celle-ci à les effectuer et à en réclamer le coût au propriétaire. La demande est instruite et jugée d’urgence. » Or les ressources des municipalités sont limitées et ne permettent pas toujours d’en arriver à cette solution extrême. Des amendes pouvant aller jusqu’à 250 000 $ sont prévues dans cette même section de la loi et s’appliquent à tous les immeubles qui ne seraient pas entretenus.
Ces nouveaux outils, mis en place en 2021, apportent de nouvelles pistes de réflexion pour lutter contre les démolitions par manque d’entretien ou par abandon. Cependant, cette nouvelle réglementation devrait porter fruit seulement dans quelques années, puisque dans certains cas (inventaire et règlement d’entretien), les municipalités ont jusqu’en 2026 pour les adopter. Encore faut-il que les municipalités utilisent ces recours !
Et chez nos voisins ?
Si on se compare avec les États-Unis, on constate que les cas de démolitions par abandon y existent aussi. Le terme utilisé est « demolition by neglect » ou « démolition par négligence » en français. L’idée reste la même et elle est pour la première fois évoquée dans les années 1990. En 1994, un rapport de la Commission de préservation des États-Unis a indiqué que la négligence était le problème le plus difficile à gérer pour les commissions locales. Seulement 25 % d’entre elles ont dit qu’elles pouvaient protéger les bâtiments historiques abandonnés par négligence. Le rapport a aussi dévoilé que la croissance rapide des villes américaines a souvent conduit à l’abandon de nombreux bâtiments historiques.
Mais aujourd’hui, où en sommes-nous ? Par exemple, face à la pénurie de terrains à New York, la New York City Landmarks Preservation Commission a obtenu davantage de pouvoirs pour limiter les démolitions par négligence. Sa mission principale est de repérer les bâtiments négligés et de donner aux propriétaires un délai pour effectuer les travaux nécessaires. Si ces derniers ne sont pas réalisés dans les temps, des amendes importantes sont imposées. Il en résulte qu’en 2014, on estime qu’il demeure seulement 60 structures en mauvais état sur les quelque 29 000 bâtiments réglementés par la commission de New York. D’autres États ou d’autres villes vont encore plus loin. Les lois du Dakota du Sud donnent aux localités le pouvoir de promulguer des ordonnances faisant de la négligence volontaire des bâtiments historiques un délit. San Francisco peut même imposer une pénalité de 500 $ US par jour aux propriétaires coupables d’une telle négligence. Mais encore leur faut-il prouver qu’il s’agit bien d’une démolition par négligence pour pouvoir appliquer les sanctions aux propriétaires.
Mais alors, comment lutter ?
Notre patrimoine est-il alors voué à s’écrouler et à devenir du passé ? À Action patrimoine, nous croyons profondément que « le patrimoine est une responsabilité partagée ». D’un côté, il est évident que les propriétaires de biens patrimoniaux doivent prendre à cœur leurs obligations et entretenir leurs bâtiments. D’un autre côté, ils doivent aussi être soutenus par les municipalités, les MRC ou le ministère de la Culture et des Communications (MCC) dans leurs démarches.
Entretenir un bien patrimonial, comme tout bâtiment, occasionne des frais. Il faut considérer le cycle de vie du bâtiment et des matériaux utilisés, en plus d’être conscient des ressources à engager. Un bien cité ou classé peut bénéficier d’une aide financière de la part du MCC pour sa restauration. Selon leurs moyens, des municipalités ou MRC accordent aussi des soutiens financiers. Sensibiliser, accompagner et responsabiliser sont les maîtres mots pour lutter contre les démolitions par manque d’entretien, par négligence ou par abandon. Bien que certains édifices soient parfois laissés sans entretien pendant des décennies, des exemples prouvent qu’il est possible de leur donner une seconde vie. Pourquoi ne pas les entretenir afin d’assurer leur pérennité et, lorsque nécessaire, leur donner de nouvelles vocations ? Nous nous donnons le droit de construire, nous avons aussi l’obligation d’entretenir.
L’avenir de notre patrimoine
La lutte contre les démolitions requiert une approche intégrée qui place le développement durable des bâtiments patrimoniaux au cœur des préoccupations. Le principe selon lequel le bâtiment le plus vert est celui déjà construit est essentiel : en préservant et en rénovant ces structures historiques, nous réduisons significativement l’empreinte carbone comparativement à la construction de nouveaux édifices. Une démolition patrimoniale entraîne une double perte : historique et écologique. En plus de se départir de matériaux et d’éléments d’histoire locale irremplaçables, elle contribue à la pollution et à la surconsommation des ressources naturelles.
Mobilisons-nous pour arrêter les démolitions par abandon en adoptant des stratégies de conservation et en promouvant des pratiques d’entretien régulier des bâtiments. Œuvrons pour la pérennité de notre héritage patrimonial et pour léguer un cadre de vie durable aux générations futures. ◆
Chloé Breton est responsable des positions et de la formation et Renée Genest est directrice générale d’Action patrimoine.